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De l'autre côté du verre


Dans le silence de la nuit, les flammes perdaient de leur vigueur. Le crépitement apaisant du feu emplissait la clairière, et les ombres des arbres dansaient sous la lumière orangée, donnant une allure irréelle à la scène. L’odeur de cendre était assez discrète, et les animaux se rapprochèrent du bûcher, comme s’ils venaient festoyer tous ensemble.

Soudain un bourdon régulier et envoûtant résonna. D’abord sourd et grave, puis de plus en plus net et aigu, jusqu’à finir dans un éclat de sonorités claires et scintillantes accompagnant les lueurs de violet et d’argent qui apparurent à quelques mètres des restes du brasier. Ces lumières colorées formaient un cercle autour d’une étrange aberration. Une déchirure dans la réalité, un trou béant dans l’étoffe du monde au travers duquel défilaient divers paysages d’autres plans. Alors qu’une île paradisiaque laissa place à une forêt désolée, une silhouette sortit du portail. Au milieu du rayonnement de sa magie, un homme de taille moyenne vêtu d’un long manteau, noir, pourpres et argentées prenait pied sur cette terre.

L’homme renifla l’air et il sut. Si l’odeur des cendres restait discrète, celle des corps calcinés prenait immédiatement les nasaux. Il s’agenouilla auprès des cadavres qui servaient de combustible et passa en revue les éléments encore intacts de leur uniforme. Des broches en forme de tête de lapin, quelques pièces métalliques de leurs armures et surtout leurs épées d’obsidienne.

_Des Noires-Épées de la rébellion ! Ils auraient dû s’en sortir, leur mission était facile. Ce n’était qu’un simple messager à intercepter ! _ pensa l’homme au manteau. C’est étrange, je vais rester ici encore quelque temps.

Méditant ses propres pensées, l’homme resta immobile et silencieux un moment avant de se dématérialiser, dans une explosion silencieuse de fumée noire, laissant aux animaux le soin de s’occuper des cadavres suivant l’ordre naturel.


– Hey ! Alric ! T’y fais froid ?

Le jeune homme emmitouflé dans sa peau d’ours sursauta. Délaissant la mélopée hypnotique du vent dans les arbres, il se tourna vers son binôme de veille qui grimpait, non sans mal, à l’échelle de la tour de guet.

– Je ne pense pas que ce soit moi qui « y fais froid » comme tu dis Geoffroy ! C’est simplement que, contrairement à toi, j’ai pas de couche superflue qui me protège du froid ! répliqua-t-il.

– T’y parle ça parce que t’y as jaloux de mon corps ! s’offusqua son binôme.

En bon vivant, Geoffroy avait développé une certaine masse graisseuse qui lui tenait chaud en toutes circonstances. Les autres se moquaient constamment de lui dans garnison de l’Archevêché, mais depuis peu, lors d’une bagarre, il avait acheté sa tranquillité à la force de ses poings.

Les corvées de veille lui donnaient toujours faim, il avait donc attrapé deux lapins. Il alluma un feu sous une marmite d’eau dans l’alcôve prévue à cet effet en vue de préparer un ragoût. De son côté, Alric se leva pour scruter l’horizon.

– Dis-moi Geoffroy, tu penses que les rebelles ont raison ? Je veux dire, tu crois que si on s’allie tous on pourrait détrôner l’Archevêque et stopper sa tyrannie ?

– T’y sais, moi j’y fais pas d’avis. Tant que j’y ai bon vivre, que j’y ai mangé et que j’y dois me battre…

Alric n’en put plus, il leur restait encore trois jours de veille et son binôme n’arrivait pas à aligner deux phrases qui aient du sens.

– Franchement Geoffroy ! Tu peux pas essayer de parler convenablement ? T’arrives bien à le faire devant les gradés !

Lâchant ses lapins, Geoffroy se tourna vers Alric et s’approcha de lui tellement près qu’ils se touchaient presque.

– T’y fais un problème avec mes mots ?

– Ouais j’ai un problème avec ta façon de parler ! Si on doit passer trois jours de plus dans cette tour, j’aimerais ne pas être obligé de traduire tout ce que tu essaies de baragouiner !

– T’y sais que t’y as pas un supérieur ! J’y ai ce que je veux ! J’y fais…

Soudain une silhouette entra dans la tour par le balcon ouest. Grande et souple, vêtu d’une armure de cuir noir, elle arborait la broche à tête de lapin de la rébellion et conservait son visage masqué par une pièce de tissu. À cause de leurs éclats de voix, les sentinelles ne l’avaient pas entendu approcher et furent pris au dépourvu. Ils hésitèrent, mais l’épée d’obsidienne que possédait l’intrus anéantis tous leurs espoirs. Une Noire-Épée, ils étaient morts.

Alors que l’assaillant tirait son épée, fendant la corne d’alarme de la tour au passage, Geoffroy se jeta de toute sa masse contre lui, le déstabilisant un instant.

– Alric ! T’y oblige aller tendre l’alerte !

Alric regarda son binôme incrédule, il n’avait rien compris et ne savait que faire pour l’adversaire. Geoffroy se concentra et reprit plus fort encore.

– Va prévenir le commandement ! Vite !

Le jeune homme s’anima enfin et, suivant la directive de son partenaire, se précipita vers l’échelle pour se rendre au pied de la tour. Quand sa tête passa sous le plancher, il entendit Geoffroy crier de rage,    le son métallique d’une marmite tombant au sol et le vacarme assourdissant de la fermeture des volets défensifs. Son ami ne savait pas parler, mais il restait un bon combattant, peut-être que la Noire-Épée serait retenue suffisamment longtemps pour qu’Alric atteigne le poste de commandement. En revanche, il n’avait aucun espoir de revoir Geoffroy vivant, les Noires-Épées n’avaient pas leur égal dans les rangs de l’Archevêché. Décidée, la sentinelle courut comme il n’avait jamais couru afin d’alerter ses supérieurs.


Geoffroy espérait que son binôme l’avait compris, il avait toujours eu du mal à exprimer ses pensées mais, normalement, sa dernière phrase était compréhensible. Délaissant ses craintes quant à sa capacité de communication, il toisa son adversaire. Il savait qu’il ne pourrait pas rivaliser, juste le retenir quelque temps. La Noire-Épée venait de recevoir une marmite d’eau bouillante en plein visage, mais ne semblait pas importunée le moins du monde. Sûre de vaincre, elle attendait cependant face à son opposant, l’arme baissée.

La sentinelle savait à quoi s’en tenir. Les Noires-Épées étaient connues pour laisser le temps à leurs adversaires de prendre les armes avant d’engager un duel. Cependant elles n’hésitaient pas à achever les opposants qui s’enfuyaient, aussi Geoffroy tira sa hache de bataille et se mit en garde. Le rebelle l’imita, s’inclinant légèrement comme pour reconnaître le courage de son antagoniste.

Le premier assaut survint immédiatement. Le guerrier noir s’engouffra dans une infime faiblesse de la garde du manieur de hache qui, de son côté, n’eut d’autre choix que reprendre ses distances de façon plus ou moins maladroite. L’épéiste aurait aisément pu poursuivre Geoffroy tant ce dernier était lent et imprécis, mais il n’en fit rien. Il voulait apprécier la valeur de cet homme enrobé, défenseur de la tyrannie de l’Archevêché. En soi, le soldat n’était pas mauvais, il se plaçait dans la moyenne haute des combattants communs. Cependant il n’avait aucune chance face à une Noire-Épée.

Alors que le rebelle le détaillait d’un œil calculateur, le veilleur se jeta en avant dans une fente mortelle. Comme il s’y attendait, le guerrier noir esquiva sans difficultés apparentes d’un pas souple sur la gauche. Ce dernier mouvement l’amena très proche de la sentinelle qui propulsa son coude, cueillant son adversaire en plein visage.

Ils ne sont pas intouchables ! pensa Geoffroy. Ils peuvent…

La sentinelle fut interrompue dans ses pensées par un violent coup de pieds au niveau des chevilles. Son corps fut immédiatement entraîné dans une chute arrière qui s’accéléra quand la Noire-Épée frappa du pommeau dans sa figure. Le veilleur se retrouva projeté par la trappe d’accès et atterrit en bas de la tour dans un fracas de bois brisé. Le souffle coupé, la figure ensanglantée, et certainement de nombreux os brisés, Geofroy vit son adversaire se placer au-dessus de lui. La silhouette sembla le contempler au travers de son masque de tissu imbibé de sang.

– Tu t’es bien battu soldat. Sache que nous aurions pu être du même côté si tu avais fait le bon choix, dit la Noire-Épée de sa voix de femme.

C’était une guerrière et, alors que le veilleur sentait son ego se briser, elle arma sa lame puis amorça une frappe puissante et précise en direction du cou de sa victime.

Soudain, sans comprendre comment ni pourquoi, Geoffroy sentit quelque chose s’activer en lui. Son esprit était perdu, embrumé par une énergie inconnue, mais son corps, lui, savait. Ses organes éveillèrent sa magie. Il avait déjà connu cette sensation quand son grand-père lui concoctait de répugnants breuvages. Était-ce lié ? Le veilleur ne s’en préoccupait pas. Alors que la lame impitoyable s’abaissait vers sa gorge, le temps fut ralenti, stoppant l’arme à mi-parcours. La sentinelle, désormais dotée d’une vitesse hors du commun, put sortir de la trajectoire de l’arme, se relever, empoigner sa hache et fendre le crâne de la Noire-Épée qui, elle, n’avait même pas eu le temps de tourner la tête.

Geoffroy n’arrivait toujours pas à comprendre ce qui venait d’arriver, mais cela ne l’intéressait pas. Il entreprit de délester la Noire-Épée de son équipement. Ses instincts avaient repris le dessus.


Assis devant un feu de camp, Geoffroy faisait mijoter le ragoût de lapin qu’il avait commencé à préparer avant le combat. Il avait presque finit quand il entendit le cliquetis des armures. Son binôme arriva, accompagné d’un inquisiteur et d’une troupe de clercs. Le cadavre de la guerrière, laissé dénudé dans une position particulièrement obscène, attira l’œil d’Alric qui afficha une mine contrariée. La sentinelle connaissait bien son partenaire, il tirait cette tête, car il avait pour habitude de se satisfaire avec les vaincus qu’ils soient hommes ou femme. Mais contrairement à Geoffroy, il n’appréciait pas les macchabées. Les fantasmes du gros soldat et de son binôme ne juraient pas au sein de l’Archevêché, appartenant au plus saint de la masse de vices retors    pratiqués.

– Sentinelle Geoffroy, est-ce vous qui avez tué cette Noire-Épée ? demanda l’inquisiteur.

– Oui votre sainteté, répliqua l’intéressé.

– Vous vous êtes éveillé et êtes devenu un Héros. De par ce nouveau statut, veuillez retourner au poste de commandement. Vous serez affecté à de nouvelles missions.

Geoffroy sembla douter.

– Votre sainteté, je ne sais pas si je serai capable de réitérer un tel exploit.

– Vous avez changé. Votre corps sait réagir. Regardez.

L’inquisiteur frappa Geoffroy avec sa masse de guerre de toutes ses forces, mais la sentinelle se joua de l’attaque et esquiva à une vitesse fulgurante.

– Vous êtes devenu un Héros. Votre corps saura vous protéger. Dans l’Archevêché, les Héros ne meurent jamais.

– Est-ce que mon binôme pourra m’accompagner ?

L’inquisiteur regarda Geoffroy, puis il se tourna vers Alric avant de lâcher d’une voix toujours aussi monocorde.

– Non. Il n’est pas comme vous. Regardez.

À ce moment-là, le supérieur réitéra son attaque à la masse, mais, cette fois-ci, sur le binôme du Héros. Ce dernier ne vit pas le coup venir, et son crâne éclata sous l’arme de métal avec un bruit répugnant. Le veilleur sursauta de surprise quand il reçut un morceau de cervelle sur la joue, mais ne dit mot. Les inquisiteurs étant craints et respectés dans l’armée pour leur sens de la justice et de l’abnégation, Geoffroy ne remit pas en cause son jugement.

– Héro Geoffroy. Veuillez procéder à votre réaffectation.

Le supérieur fit un signe de tête et deux clercs montèrent dans la tour en attendant une relève plus appropriée, alors que les autres rentrèrent au poste de commandement.


Dans le bois qui se trouvait à côté de la tour, l’homme au manteau noir avait assisté à la discussion dans l’ombre des arbres. Posant son regard sur la dépouille souillée de la combattante, il sentit sa colère monter et voulut rendre sa dignité à la jeune femme. Il agita la main et le corps s’enflamma, alertant les clercs postés dans la tour qui descendirent et cherchèrent ce qui avait bien pu causer cet embrasement.

Encore, songea l’homme. Ça ne peut pas être dû au hasard. Je veux bien qu’un homme puisse se découvrir un don qui le tirera du pétrin, mais pas tous les soldats qui doivent affronter des Noires-Épées.

Il s’adossa à un arbre, tira une petite lentille de sa poche et regarda le pied de la tour au travers. Il scruta longuement la clairière tandis que les imprécations des clercs couvraient le bruit du brasier, puis rangea le morceau de verre travaillé.

C’est faible, mais c’est déjà un début. Bon, on verra comment ça évolue.

Sans plus de cérémonie, l’homme au manteau disparut dans son habituelle volute de fumée noire.


Assise derrière son bureau de bois brun, Leïandell comptait les pièces d’or qui lui avaient été apportées la veille pour le dernier mois de prestation. Avec l’éveil de Geoffroy il y a deux jours, elle comptabilisa treize mille trois cent quarante-six obles d’or. Voilà de quoi payer décemment l’équipe tout en gardant une bonne part pour elle-même. Après tout les autres restaient de simples assistants, c’était elle la mage, elle qui leur prêtait son pouvoir pour qu’ils puissent exécuter leurs tâches. Sans elle ils seraient inutiles, mais sans eux, elle ne pourrait pas monter d’opérations de cette ampleur.

Soudain, l’alerte sonna et la magicienne sourit. La perspective d’une nouvelle rentrée d’argent pour le mois prochain la ravit. Elle se leva avec souplesse, sa robe couleur cuivre se nimbant de diverses lueurs volées aux lustres colorés de la pièce, puis elle sortit de la salle. De l’autre côté de la porte, tous ses assistants se mettaient à leurs postes, s’affairant, se préparant pour cette nouvelle intervention.

Leïandell déambula au sein des bulles de verre, des fils de cuivre gravés de runes, et des autres constituants de ce qu’elle appelait la machine de partage. Elle avait inventé ce procédé, permettant à un mage de transmettre ses pouvoirs à d’autres personnes réceptrices, multipliant la quantité de magie déployée et offrant un contrôle plus fin sur le résultat. C’était un outil fabuleux pour tout mage, et le sien avait subi quelques améliorations notables qui leur rendaient un fier service. Oui elle était fière de sa salle d’Éveil.

Elle avança vers la barrière de la mezzanine où se trouvait son bureau, monta sur l’estrade de direction et posa ses mains sur la rambarde de métal orangé. De cet endroit, la mage avait une vue d’ensemble sur toutes les parties opérationnelles de la salle d’Éveil. Elle ne se concentra que sur les trois bulles de verre qui affichaient les images d’un homme en pleine forêt face à une Noire-Épée.

– Quelle est la situation ? demanda-t-elle.

– C’est un commis de cuisine du poste de commandement, il était allé jeter des déchets et il est tombé sur une Noire-Épée qui a visiblement réussi à passer les postes de défenses, répondit l’une des assistantes affectées aux bulles de vision.

– Bien, attendons le moment propice. Pendant ce temps, cherchez ce qu’il y a de spécial dans son passé dont on pourrait se servir.

Les assistants qui se trouvaient sur les côtés acquiescèrent, posèrent leurs mains sur deux sphères translucides et leurs yeux se révulsèrent. Pendant ce temps, Leïandell observa, au travers des trois bulles de vision, la scène qui se déroulait à plusieurs kilomètres. Le garçon de cuisine avait l’air terrifié, mais se saisit tout de même du couteau qu’il arborait à la ceinture. Il pointa son arme dérisoire en direction du guerrier noir qui de son côté se mit en garde et inclina sa tête.

Ce rituel de l’honneur tient vraiment du génie martial, pensa Leïandell.

En effet, les Noires-Épées, sous couvert de l’honneur, mettaient leur opposant devant trois choix : fuir ou se rendre, et mourir, ou se battre et espérer s’en sortir. Leurs adversaires ne survivaient jamais, privant l’Archevêché de toute information quant à une quelconque intrusion des guerriers noirs.

Alors que le combat allait s’engager, un homme au long manteau apparut dans une petite explosion de fumée noire.

– Je veux entendre ce qu’il dit ! cria la mage.

Alors que les assistants s’affairaient sur leurs boules de verre, l’inconnu regarda les deux combattants tour à tour puis commença à parler.

« Ne faites pas attention à moi, regardez je vais me poser là. »

Il alla s’asseoir en tailleur à quelques mètres, sortit de sa poche un petit morceau de verre en forme de disque, le colla sur son œil puis attendit. Les combattants incrédules, ne bougèrent pas.

« Eh bien ! Qu’est-ce que vous attendez ? Battez-vous ! »

À ces mots, la Noire-Épée se jeta sur le commis qui se défendit tant bien que mal.

Il ne tiendra pas trois assauts comme celui-ci, il faut être prêt d’ici là, pensa la mage. Et cet homme…

Leïandell se demandait bien ce qu’un mage assez puissant pour se rendre invisible ou se déplacer instantanément faisait là. Et pourquoi agissait-il ainsi ? Mais ces questions pourraient attendre, elle avait d’autres chats à fouetter, le commis venait de survivre au deuxième assaut.

– Alors qu’est-ce qu’on a pour lui ? demanda-t-elle.

– Quand il était jeune il a été exposé à du venin tétanique. Celui qui l’a soigné a fait un dérivé du venin pour en annuler les effets.

– Ça ira. Avec ça on peut lui donner la capacité de rigidifier son corps pour que l’épée se brise dessus. Il deviendra extrêmement résistant, ça pourra être utile pour l’Archevêché à l’avenir. Engagez la procédure.

Dans un brouhaha de cliquetis, la dizaine d’assistants s’affaira, pianotant sur leurs petites sphères de cristal. Ils les tournèrent, les déplacèrent, y firent passer de la lumière et quand ils eurent fini ils posèrent leurs mains sur de petites poignées de cuivre. Leïandell, toujours appuyée sur sa rambarde de métal, relâcha son énergie. Des éclairs bleus coururent dans la structure depuis ses mains, et sa robe conduisit la magie jusque dans l’estrade sur laquelle elle se tenait. La puissance raisonna en de stridentes pulsations, parcourant la machine le long des câbles, remplissant les bulles de verre, et se concentrant dans les assistants. Ces derniers redirigèrent le flux de magie vers les parties de l’engin qui allaient agir sur le commis. La coordination de chacun était très importante pour que le procédé agisse à distance. Chaque section du système devait être alimentée dans un ordre et pendant un temps très précis.

Sur les sphères de vision, la Noire-Épée fondait, déterminée, alors que le commis semblait surpris par le nouveau pouvoir qui grandissait en lui. L’homme au manteau s’anima soudain, un sourire d’enfant barrant son visage. Il rangea son objet de verre et se nimba d’un halo, du même violet que la doublure de son vêtement, et un fin filament de lumière naquit entre lui et le commis. À cet instant, Leïandell sentit sa magie se disperser hors de la machine.

_Il draine mon énergie ! _ constata-t-elle avec effroi. _Je perds le contrôle ! _

– Arrêtez tout !

Tous les commis lâchèrent les poignées, surpris de voir leur meneuse s’affoler. La machine n’était pas prévue pour s’arrêter si brusquement. L’énergie reflua et quitta le système dans un éclair aveuglant et un grondement assourdissant. Une fois ce maelstrom de magie passé, tous se tournèrent vers les bulles de vision. Dans la forêt, l’on apercevait la Noire-Épée se protégeant le visage, face à un cadavre, encore debout, totalement calciné, comme frappé par la foudre, le cadavre du commis. L’homme au manteau avait disparu.

Leïandell réfléchit à toute vitesse. Cet homme pouvait poser des problèmes s’il continuait à s’opposer à eux. Il semblait trop habile, elle ne pouvait l’affronter à armes égales. Si seulement elle arrivait à le faire venir dans la salle d’Éveil, elle n’aurait aucun problème à s’en occuper…

– Mais comment ? murmura-t-elle pour elle-même.

– C’est aussi ce que je me demande, annonça un homme derrière elle. Comment vous avez fait pour développer un tel système ?

La magicienne se retourna vivement et se retrouva face à face avec l’homme au manteau qui la regardait avec un grand sourire. Elle lui sourit en retour, n’en revenant pas de la chance qu’elle avait.

Parfait, tout simplement parfait, songea-t-elle.


L’homme au manteau regardait la mage avec la curiosité d’un enfant devant un nouveau jouet. Ses prunelles couleur chocolat, attendant toujours une réponse de la mage, trônaient au milieu d’un visage aux traits durs, adoucis par une barbe qui recouvrait ses joues et son menton. Il respirait la naïveté et l’amusement. Les rides qu’il arborait provenaient d’une forte habitude de sourire, comme il le faisait actuellement. Il portait des cheveux courts et châtains qu’il ne semblait pas entretenir outre mesure.

Plutôt moyen en taille et en corpulence, il n’impressionnait guère par son aspect. En revanche, il émanait de lui un certain charisme que l’on devinait au travers de son maintien très aristocratique. Il arrivait à porter avec élégance, des vêtements usés par de nombreux voyages, et son remarquable manteau. Long et noir, le vêtement était doublé de soie violette qui apparaissait au niveau du col, des revers et des manches. Au niveau de son cœur, on pouvait voir des armoiries confirmant sa noblesse apparente. Ces dernières, brodées d’argent, affichaient un arbre, sur lequel trônait un blason contenant une tête de lynx, une lune et une étoile sur fond noir et violet.

Leïandell ne reconnaissait pas cet insigne. Elle ne savait pas d’où cet homme venait, de quelle famille, de quel pays. Il restait un mystère. Mais il l’avait contrariée, et elle ne le pardonnerait pas. Cependant elle allait répondre à ses questions pour gagner du temps.

– Vous voulez donc savoir comment tout ceci est né cher monsieur ? demanda-t-elle sur le ton de l’invitation, faisant un imperceptible geste de la main.

– J’en serais ravi madame !

– Et bien soit. Savez-vous au moins ce que nous faisons ici ? le questionna la mage en commençant à marcher.

– Absolument pas ! Et ça m’intrigue.

Leïandell quitta son estrade et l’homme la suivit le long de l’escalier descendant de la mezzanine pour se rapprocher des éléments du système qui se trouvaient à l’étage du bas.

– Je suis une mage Éveilleuse. Ce que nous faisons ici c’est éveiller les pouvoirs enfouis de personnes qui deviendront des héros.

L’homme ne disait rien, il marchait les mains dans le dos, hochant simplement la tête, se penchant sur les diverses choses qui semblaient attirer son attention. Leïandell s’arrêta devant les bulles de vision.

– Ici nous avons ce que j’appelle les Yeux. C’est grâce à ces trois bulles que nous pouvons observer les scènes impliquant des héros potentiels sous différents angles. C’est une magie d’extériorisation astrale, si cela vous dit quelque chose.

– Absolument rien, mais j’apprends vite ne vous en faites pas.

La mage haussa un sourcil devant cette remarque. Où avait-il appris pour ne pas connaître ce genre de choses ? Enfin bon cela importait peu, elle avait besoin d’encore un peu de temps.

– Sur les côtés se trouvent les postes de recherches biomantiques. Grâce à ça nous pouvons déterminer quel est le don qu’il possède et que nous pourrions exacerber.

Elle fit signe à l’homme de la suivre et se dirigea vers l’escalier pour remonter. Elle l’emmena dans son bureau sous l’œil incrédule des assistants qui ne comprenaient pas grand-chose à la scène.

Ils verront bien quand tout sera fini, pensa-t-elle.

Quand ils entrèrent dans le bureau, elle le fit entrer en premier, prit garde de ne pas fermer la porte et lui indiqua une bulle dans un coin. Elle ressemblait à une bulle de vision qui donnait sur une salle luxueuse, où des dizaines et des dizaines de personnes se prélassaient.

– Voici la bulle de contrôle, déclara-t-elle. C’est avec celle-ci que je garde à l’œil les héros formés et leur insuffle de mon énergie pour les garder sous mon contrôle.

– Et quelles sont vos motivations pour remplir ces missions pour l’Archevêché ?

Leïandell fut prise de court. Elle s’attendait à toutes les questions mais pas à celle-là. Elle regarda son invité et lui répondit avec une franchise qu’elle ne se connaissait pas.

– Pour l’argent bien entendu.

L’homme parut prendre note de son affirmation, reporta son regard vers la bulle et posa une question qu’elle attendait depuis le début.

– Ces héros-là, ne peuvent-ils vraiment pas mourir ?

Elle sourit.

– Bien sûr qu’ils ne peuvent pas mourir. Ils sont désormais tellement proches de l’énergie du monde qu’ils sont devenus immortels. Ils peuvent réagir à tout ce qui leur arriverait. Ils ne vieillissent pas, ne peuvent être blessés… La véritable immortalité. C’est aussi notre cas à tous ici. Enfin sauf vous.

L’homme tourna des yeux écarquillés vers la mage qui souriait. Il essaya d’appeler les forces magiques du monde mais rien ne se produisit. Leïandell rit à gorge déployée.

– Aucune magie autre que la mienne ne peut agir dans cet endroit. Pour éviter les interférences vous comprenez ?

L’homme allait répondre quelque chose, mais il éprouva une forte douleur dans le dos et le ventre. Il se sentait refroidir et baissa les yeux sur un fer de lance qui ressortait de son ventre. Ses membres ne le tenaient plus. Il devait s’allonger. Se reposer.

– Cela est aussi fort utile quand des intrus entrent chez moi sans permission.

Sans un mot, l’homme s’écroula dans un soupir et ferma les yeux. Fière d’elle, la mage contempla le corps un moment, renvoya ses gardes Tue-Mages puis se tourna vers la bulle de contrôle dans laquelle les Héros s’animaient. Elle essaya de plisser les yeux pour voir ce qu’il se passait là-bas.

Mais qu’est-ce que…


Geoffroy mangeait, allongé sur l’un des nombreux divans du Hall des Héros. Cela faisait trois jours qu’il côtoyait ses alter egos, ceux qui s’étaient, eux aussi, éveillés. Environ trois cents guerriers festoyaient ici, et ils n’occupaient qu’une toute petite partie de la grande salle. Visiblement l’Archevêque avait de grandes ambitions les concernant, la salle pouvait accueillir trois voire quatre assemblées comme la leur.

De nombreux servants et servantes déambulaient entre les hommes et les femmes qui passaient leur temps à festoyer. En plus de garnir les plats des évéillés, ces personnes assouvissaient les moindres de leurs désirs. On pouvait voir dans tous les coins des Héros ou Héroïnes s’adonner à des rites macabres, se battre, manger, discuter ou encore partager divers plaisirs charnels entre eux ou avec des serfs, consentant ou non.

Étant repu, parfaitement reposé et lassé de ses conversations avec les autres, l’ancien veilleur se leva et intercepta un jeune servant qui passait.

– T’y as aller avec moi. J’y fais ennuyé.

Le servant ne comprit pas mais suivit tout de même Geoffroy qui l’amena à l’écart.

– T’y vas demi-tour !

Toujours incrédule, le jeune homme ne réagit pas. Exaspéré, le gros soldat lui fit explicitement signe de se retourner, et le serf obtempéra. Dès que le garçon ne le vit plus, le Héros lui fendit le crâne à coup de hache, puis entrepris de lui retirer ses vêtements. Son nouveau statut lui convenait à merveille, il n’avait plus besoin de se cacher pour assouvir ses petits plaisirs, il y était même encouragé par les inquisiteurs. Alors qu’il commençait son affaire, Geoffroy fut interrompu par des cris qui s’élevèrent à l’autre bout du hall.

L’ancienne sentinelle délaissa l’objet de ses fantasmes, se saisit de sa hache et se dirigea vers la source de ce vacarme. Autour de lui, les autres héros réagirent de façon similaire, créant une foule compacte, armée et immortelle, marchant droit vers la perturbation. Geoffroy n’arrivait pas à passer au premier rang, il essaya de se servir de sa taille pour voir ce qui se passait, mais rien n’y faisait. Il ne percevait les cris et l’agitation.

– Qu’y as passer là-bas ? demanda-t-il à une personne devant lui.

– On dirait qu’un intrus tue les servants et donne du fil à retordre à nos frères.

Curieuse et formée aux situations de guerres, la foule de héros s’organisa vite et encercla la zone d’agitation pour mieux discerner les événements et se préparer à agir. Profitant du mouvement, Geoffroy se trouva une place de choix pour évaluer la situation. Il voulait être à même de gérer la situation seul, car il n’avait aucune confiance en ses camarades, fait courant dans l’Archevêché tant la corruption, l’opportunisme et la traîtrise étaient monnaie courante. Ce qu’il découvrit lui fit l’effet d’un coup de poing, et apparemment il en était de même pour tous ses alter egos.

Au centre du cercle de Héros, se trouvait plusieurs corps inanimés. Quelques-uns étaient des servants ayant succombé aux envies de leurs maîtres, les autres étaient des immortels. Des immortels qui avaient été tués. L’auteur de ces crimes était assis sur un Héros encore vivant mais incapable de se défendre. Il arborait un sourire carnassier et avait une lueur meurtrière dans le regard. Son manteau était imbibé de sang, ajoutant le rouge à ses couleurs originelles. Il toisa chaque personne du cercle formé autour de lui avec attention. Geoffroy eut l’impression qu’il s’attarda plus longuement sur lui, mais peut-être que tous ressentaient la même chose.

– Alors comme ça, vous êtes immortels ? C’est pas très flagrant, déclama l’homme en montrant de la main les héros morts. Vous savez, cet homme sur lequel je suis assis a un pouvoir vraiment drôle, il a une force surhumaine. Regardez-le. Il ne peut même plus bouger le pauvre.

L’homme se leva, attrapa de ses deux mains la tête du héros encore vivant qui explosa sans raison apparente. Il se redressa et reprit.

– Non. Définitivement vous n’êtes pas immortels.

Il tendit une main vers Geoffroy qui se sentit propulser en arrière, totalement entravé contre un mur.

– Je m’occuperai de toi en dernier. Les autres, approchez, au moins pour la forme, que ça ressemble un peu à un défi.

Impuissante, l’ancienne sentinelle assista au massacre. Sous le coup de la provocation de l’homme certains se ruèrent sur lui et d’autres commencèrent à se regrouper pour lutter ensemble. Dans ce désordre et ce vacarme, chaque tentative fut un échec. Ceux qui agissaient seuls étaient balayés comme les feuilles par le vent. Malgré leurs pouvoirs, aucun ne put ne serait-ce qu’approcher l’inconnu. Ce dernier, se battant à mains nues, faisait preuve d’une science martiale hors du commun. Il utilisait sa magie de façon remarquable, érigeant des barrières, renforçant son corps, prenant le contrôle de certains de ses adversaires qui se battaient pour lui puis se suicidaient.

Malgré la débauche de puissance des Héros, tous périrent. Ni la magie, ni le combat, ni même la ruse ne fonctionnèrent. Tout au long de la scène Geoffroy avait blêmi. De fins filets de sueurs lui coulaient le long du visage et dans le dos, ses mains étaient devenues moites, son cœur et sa respiration s’emballaient. Il avait peur. Quand le dernier corps tomba et que l’homme se tourna vers lui, il sentit la panique le gagner.

– Je me souviens de toi. Tu es celui qui a tué Liliane et profané son cadavre.

L’homme avait parlé sur un ton froid tout en s’avançant vers le gros soldat. Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut à quelques centimètres de son visage.

– Elle avait été mon élève. Je l’avais sorti de l’oppression de l’Archevêché et l’avais entraînée pour qu’elle se joigne à la rébellion. Elle se battait pour un bel idéal. Elle ne voulait plus de la sauvagerie et de la tyrannie. Elle espérait contribuer à une nouvelle ère de générosité et de liberté. Mais ces concepts n’arrivent même pas à effleurer vos esprits étriqués de barbares asservis par l’Archevêque.

Subitement, Geoffroy sentit la pression retomber jusqu’à ce qu’il soit totalement libre.

– Prends ta hache. Je vais corriger ce qui aurait dû arriver il y a trois jours.

Fébrile mais décidé, le guerrier prit son arme et se plaça face à l’homme. Il tourna quelques instants autour de lui puis s’élança avec la vitesse incroyable qui s’était éveillée en lui. Il arrivait à pleine vitesse dans le dos de son adversaire dans une fente mortelle à la hache. L’homme était lent, très lent, mais il était placé. Omniprésent. Geoffroy n’avait pas vu la lame noire qui pointait vers lui au travers du manteau de son ennemi, et s’empala tout seul dessus.

Quand l’homme au manteau se retourna, l’épée d’obsidienne ouvrit le ventre du Héros qui s’effondra le regard vitreux. Il jeta l’arme qui se brisa au sol, libérant son lot de notes cristallines, s’orienta vers un coin de la pièce et regarda en haut, droit dans les yeux de la mage Éveilleuse qui avait assisté à la scène au travers de sa bulle de contrôle.

– Vous savez Leïandell, vous avez oublié de me demander mon nom.


Dans la salle d’Éveil, la mage n’avait pas quitté son bureau. Elle avait mis un moment à se rendre compte de ce qu’il se passait au Hall des Héros, et au fur et à mesure qu’elle comprenait, son visage blêmissait. Personne en ce monde ne pouvait défaire les Héros nés des Éveilleurs, et surtout pas les siens qui étaient bien plus puissants, plus liés au monde que les autres. Quand l’agresseur eut fini son massacre, il se retourna et, bien que ce soit impossible, la fixa droit dans les yeux. La femme ne put réprimer un cri de surprise. C’était l’homme au manteau, celui qui venait de s’effondrer derrière elle. Avait-il un jumeau ?

« Vous savez Leïandell, vous avez oublié de me demander mon nom. »

Il la voyait, il savait qu’elle le regardait.

_Mais qui est cet homme ? _

« Content que vous vous le demandiez enfin. Je m’appelle Melnar. Dit l’Errant. »

Melnar l’Errant. Elle connaissait ce nom, tout le monde connaissait ce nom. Il n’y avait que peu de légendes tant les Héros accaparaient l’imaginaire populaire, mais celle-ci était enseignée à tous. La légende de l’homme des mondes.

Selon elle, il existait un homme venant d’un autre monde, Melnar l’Errant, capable d’arpenter les univers et de s’approprier leurs puissances. Les récits stipulaient que si vous aviez ses faveurs vous auriez une existence difficile, mais une grande destinée s’offrirait à vous. En revanche ceux qui se trouvaient contre sa volonté périssaient.

« Je n’ai rien contre vous. Je n’aime juste pas les gens que vous choisissez pour vos expériences. »

Leïandell écarquilla les yeux et sa bouche se dessécha. Elle sentit son estomac se nouer, sa respiration se faire plus vive.

– À vrai dire, je n’aime pas non plus votre manière trop directe de vous ingérer dans mon jeu.

Elle n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que l’homme au manteau s’était relevé. On ne tuait pas l’Errant, on espérait qu’il ne s’occupe pas de nous. Les membres tremblants, elle se retourna tant bien que mal pour faire face au véritable immortel. Son visage avait perdu toute son insouciance et la toisait d’un regard perçant. Dans un silence absolu, il s’approcha d’elle pour lui susurrer à l’oreille.

– Dommage, vous auriez fait un bon adversaire si vous aviez suivi mes règles.

Melnar se détourna, quitta la salle, et alors qu’il créait un portail de violet et d’argent vers d’autres mondes, Leïandell sentit son corps l’abandonner. Ses membres ne la tenaient plus, son cœur ralentissait, son souffle se faisait plus difficile, sa vue se brouillait et elle s’écroula.

On se souvient peut-être toujours des Héros, mais seules les légendes ne meurent jamais, songea-t-elle avant de sombrer dans son dernier sommeil.