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Entre feu et glace


Dans une salle sombre et secrète, un homme finissait d’en tatouer un autre.

– Et voilà, c’est fini ! Vous avez fait le bon choix, la marque rouge prouve votre dévotion.

Le client ne broncha pas, il déposa une bourse de pièces sur le comptoir puis remit son long manteau de voyage brun couvert de sang. L’artisan empocha le butin et interpella l’étranger alors qu’il partait.

– C’est tout de même étrange de l’avoir voulu sur le palais.

– Il n’est d’ambition qui n’ourdisse en discrétion.

Sur cette phrase énigmatique, le tatoué quitta la pièce, laissant son interlocuteur sur place à mordiller sa paie.


Aucun doute, il se ferait crever d’ici midi. Attaché au mât, les pieds vers le ciel, Ingvar se remuait la caboche pour trouver une solution. Autour de lui, une bonne vingtaine de matelots s’affairaient sur le pont. Balafres, tatouages, arcades percées et mines patibulaires, ces pirates-là lui paraissaient bien moins sympathiques que ses camarades d’équipage.

C’est con comme une simple rixe pouvait déraper et foutre en l’air une mission qui aurait pu rapporter gros. Ah ! ça pour sûr ça partait bien ! S’il ne s’était pas vautré, ses camarades Jerlig auraient pu accoster la nuit prochaine et récupérer une belle cargaison de vivres. Dommage qu’un de ces foutus Rövere se pointe ; ces pilleurs font la loi dans tous les ports d’Isbaksjöen, personne ne veut avoir affaire à eux et un pugilat dans une auberge ça dissipe souvent l’attention. Sauf que celui sur qui le jeune pirate fracassa sa bouteille d’hydromel était le capitaine d’un drakkar indépendant, entouré de son équipage : une quarantaine d’hommes qui s’étaient fait une joie de le passer à tabac.

Voilà bien six heures qu’ils naviguaient au large, loin des glaciers côtiers. Le soleil se lèverait bientôt, avec un peu de chance la lumière lui remettrait les idées en place et Ingvar aurait un éclair de génie.

– Tenez, buvez.

Surpris, le prisonnier saucissonné leva les yeux vers le sol et instantanément, le sang descendit dans sa tête. Un bref tournis l’envahit, mais la vision qu’il eut attira son attention, provoquant un reflux vers son entrejambe. Une femme se tenait devant lui et tendait une gourde en peau vers son visage, une belle femme. Blonde, yeux gris, musculature solide… une Viking parmi tant d’autres, mais sa poitrine généreuse, sa croupe charnue, ses hanches accueillantes… sans cette corde qui l’entravait, il l’aurait déjà emportée dans une chevauchée endiablée.

Comme consciente d’être au centre d’images lubrique dans l’esprit du prisonnier, elle baissa les yeux, tremblante, le bras toujours tendu. Ingvar emboucha le goulot, aspira de longues gorgées d’eau et, détachant son attention des formes enivrantes de la donzelle, détailla la belle créature en profondeur.

Elle était apeurée, timide, gênée dans ses vêtements de catin. Quelques hématomes et cicatrices couvraient ses bras et jambes, ils ne se retenaient pas, mais ils évitaient son joli minois. Sans y réfléchir, le gredin la prit en pitié, il voulait l’amener au Refuge avec lui. Les pirates Jerlig, insoumis à la tyrannie des eaux d’Isbaksjöen, prenaient garde à ce que les effectifs restent en bonne santé, même les larbines dans son genre.

Alors qu’il arrêtait de boire, Ingvar fut pris d’une soudaine illumination

– Dis-moi, ça doit faire longtemps que t’es ici. Tu sers à quoi ? Sac de frappes ? Ils te passent tous dessus ? T’es au moins serveuse apparemment.

Le visage de la femme vira rouge et une étincelle de colère lui scintilla dans le fond du regard, elle ne servait pas depuis si longtemps que ça finalement. La blondinette tourna les talons et s’éloigna les yeux rivés sur le sol, soulevant des regards avides sur son passage.

– Non attends ! J’voulais pas t’énerver ! Ça…

Le prisonnier pila dans sa phrase, son cœur venait de rater un battement. Les yeux grands comme des assiettes, il fixait l’horizon, le souffle court. Les puissants grincements de la coque envahirent ses oreilles, et le vent qui aurait dû être glacé se réchauffait. Oh, ça oui il avait peur : de grosses gouttes perlaient de son front à mesure que son pendentif s’animait. Lorsque le bibelot s’extirpa de la chemise de l’encordé, il vint se tendre à l’horizontale : en direction d’immenses nuages qui de gris sombre passèrent à un orange foncé flamboyant.

– Aube rouge !

Le jeune Jerlig avait une confiance absolue en ce pendentif : pas moyen que ce rougeoiement à l’horizon soit l’œuvre du soleil. Non. Bientôt, de longues nappes de brume sanglante se tortillèrent entre les icebergs de plus en plus nombreux, et un bruit sourd d’ébullition résonna. Le vent avait définitivement perdu sa fraîcheur pour en devenir presque brûlant. Ingvar souilla ses caleçons : il était attaché lors d’une aube rouge véritable. Il ne s’en sortirait jamais.

Une cloche fut sonnée et tout le drakkar se mit en branle : les voiles se bordèrent, les rames sortirent et des caisses dégringolaient à la flotte. La femme allait repartir vers les cales, mais dans un dernier sursaut d’espoir, le prisonnier la supplia.

– T’en vas pas ! J’ai besoin de toi ! Si tu m’aides, je peux nous sortir de ce navire !

L’esclave hésita un instant, mais finalement tenta sa chance. Elle se précipita auprès du Jerlig et le regarda droit dans les yeux, une sacrée détermination fichée dans ses iris d’argent.

– Dites-moi quoi faire, prisonnier !

Le navire avait pris de la vitesse grâce aux efforts des matelots, il filait comme une catin farouche à l’opposé du mur de nuages rouge-orangé, le devançant de seulement quelques mètres désormais.

– Tu vois ces seaux d’eau, et bah imbibe nos vêtements avec, et vite !

Alors que la donzelle leur offrit à chacun une douche d’eau chaude et sale, le phénomène s’intensifia. De plus en plus de marins se séparaient de leurs haillons, certains finirent nus comme des vers sous l’effet de la chaleur. L’atmosphère bleu et blanc des mers d’Isbaksjöen céda la place à l’éclat infernal des flammes. Sur le pont, des cris perçaient au travers du bouillonnement de la mer qui s’évaporait. Bientôt, des hommes tombèrent au sol, la peau gonflée de cloques.

– Bien, prends mon talisman et mets-le-moi dans la main ! Si tu veux pas être laissé sur place me lâche pas !

Il n’en fallait pas plus à l’esclave paniquée : d’un geste brutal, elle arracha le collier. Soudainement, les loques répandues sur le pont s’enflammèrent, suivies dans la foulée par la grand-voile qui se dégonfla instantanément. Certains, poussés par la peur, s’échappèrent en sautant par-dessus bord ; pour mourir dans les secondes qui suivaient, leur peau se détachant de leurs chairs. Des larmes ruisselaient sur les joues de la jeune femme qui attrapa la main du prisonnier dans laquelle elle fourra le pendentif.

– Tenez, sauvez-nous, nous n’en avons plus pour longtemps !

Les cris stridents de désespoir renforçaient l’effroi à l’instar du dégoût, s’imposant par l’écœurante odeur des corps brûlés. Alors qu’Ingvar se concentrait, il l’aperçut : l’Arche infernale.

Un bâtiment à sept mats, composé d’un assemblage d’abominables corps difformes ; des corps encore vivants, dont les muscles roulaient sous leur peau rouge sang. À la jointure entre ces créatures démoniaques, s’échappaient d’immenses flammes orange, les mêmes flammes qui formaient les voiles de ce vaisseau infâme. L’insoumis eut le temps de distinguer une silhouette sur la proue. Menaçante, bien trop grande et massive pour être celle d’un homme, trop cornue aussi : Djöfulinn, le seigneur démon.

– Dépêchez-vous !

Alors que toute clarté s’effaçait, les lueurs orange de l’enfer grandissaient, la terreur avec elles. Enfin ! Le talisman s’activa, puis les deux fugitifs disparurent dans un éclair blanc. Au milieu des cris d’agonie, un ordre retentit, salvateur.

– C’est bon ! Hissez le pavillon rouge !

Le pirate le plus proche se jeta sur le cordage et tira comme un âne : sa vie en dépendait. Au bout de son effort, un rectangle de tissus rouge, orné d’une flamme sur le point de dévorer un drakkar, flottait en haut du mat. Dès lors le vaisseau de tous les cauchemars cessa sa poursuite et reflua vers l’horizon, laissant les survivants gémissant sur le pont, soulagés.


Le froid. Sensation si douce, et pourtant si brutale après ces instants au cœur du brasier. À genoux, les bras dans la neige, Ingvar brassa les flocons autour de lui. L’esprit branlant, il brûlait d’une énergie nouvelle et il embrassa la breloque qui l’avait sauvé. Maintenant qu’il en avait réchappé, l’adrénaline l’abandonna : il enfouit son visage dans ses mains et sanglota.


Sur le bateau, les feux avaient été éteints, les voiles changés et les cadavres évacués. Un pirate, dont une lame courbe remplaçait l’avant-bras manquant, s’avança vers celui qui tenait la barre.

– Alors second, qu’est-ce qu’on fait maintenant.

– On fait comme prévu, on va au port de Höfudbrenn et on attend le capitaine.


Il avait survécu à sa première Aube rouge, et ce, grâce aux conseils précis et avisés des instructeurs insoumis du Refuge, il devait finir la mission désormais. Derrière lui la servante s’était approchée, elle lui avait même posé la main sur l’épaule ; un geste attentionné qui lui chauffa le palpitant. Finalement, pourquoi ne pas l’affranchir et en faire une Jerlig elle aussi ?

– Dis-moi, t’es drôlem…

Vive comme une murène, les doigts de l’esclave saisirent le menton d’Ingvar, lui levèrent la tête alors qu’un souffle froid courut sur sa gorge. Un souffle froid comme l’acier, persistant, laissait la vie s’échapper. Empoignant maintenant ses cheveux, l’esclave ficha son regard dans le sien.

– Je suis la capitaine Sighild Bjorndöttir, et je n’aime pas me faire insulter devant mon équipage ! Et encore moins souiller. Tu crois que j’ai pas vu que tu me prenais dans tous les sens au fond de ta petite caboche ? Et vous osez vous appeler pirates… Ça vous ramollit d’aller contre le système.

Elle lui arracha le talisman des mains et le fit pendre devant ses yeux sous le regard fatigué de l’insoumis.

– Si je m’étais dit ! Depuis le temps que vous échappez à tous les nettoyeurs, nous compris : pas étonnant avec des conneries magiques. Mais, c’est fini. Grâce à toi, tes petits copains Jerlig seront bientôt effacés, et la domination des eaux par Djöfulinn sera totale.

Les prunelles d’Ingvar devinrent vitreuses, figeant sa culpabilité horrifiée.


Sighild : la guerrière victorieuse… Depuis toute petite, son père lui rabâchait cette traduction très orientée de son prénom. Tu seras le plus grand capitaine d’Isbaksjöen, la fierté de la famille, répétait-il. Sûr qu’elle aurait pu, si seulement Djöfulinn n’était jamais arrivé. Personne ne savait comment ni d’où il venait, mais l’opposition brûla dans les premières purges ardentes, puis le seigneur démon établit sa domination. Il décida comment s’organiseraient les pirates et surtout de qui le seconderait.

Ah ça, depuis qu’il avait posé sa tyrannie, plus aucun bateau honnête ne voguait sur les flots, de toute façon, les Rövere saccageaient les ports au moindre doute ; de bons pilleurs à la botte de l’amiral Hrærek Main-Pourpre. Et quand bien même… Si ces foutus accostés en laissaient échapper un ou deux, les Hreinsï, ou nettoyeurs, s’occuperaient de faire le ménage en pleine mer sous les ordres de Ulfgrim Croc-Vermeil. Restait une dernière faction à cette organisation bien huilée, mais on les croisait rarement : les Skodün. Eux exploraient au-delà des mers connues, dirigés par un capitaine mystérieux, et étendaient le territoire du maître.

La guerrière victorieuse… Oh oui elle vaincrait. Voilà des années qu’elle se prépare et elle disposait maintenant de toutes les pièces du puzzle. Restait plus qu’à les assembler, et pour ça elle devait s’en remettre à un homme de la pire espèce : un démoniste. À contrecœur elle poussa la porte de la maison miteuse.

– Y a quelqu’un ?

La salle possédait pour tout éclairage, un âtre mourant. Les murs se couvraient d’un entassement chaotique d’objets improbables. Ses pas grinçant sur le plancher trop vieux, Sighild jeta un œil au fatras. De vieux parchemin couvert de cercles démoniaques, une tête de manticore séchée, des fioles au contenu incertain et des statuettes de substitution, le tas avait l’aspect de son odeur : répugnant. Embaumée par ce fumet méphitique, la pirate, au bord du dégueulis, s’effrayait à chaque mouvement de flamme qui projetait sa multitude d’ombres horrifiques.

– Tiens… Une femme chamarrée qui vient me visiter.

Sursautant, ladite femme se prit les pieds dans une pile d’objets et s’étala de tout son long. Le grand et fin démoniste se précipita sur elle, s’arrêtant bien trop près de son visage.

– Quelle machination vous amène dans ma maison ? Un assassinat ? Non, plus gros que ça… Un lot de poisons, utile en toute occasion ?

L’homme avait déplacé sa face autour de la femme, comme un cabot reniflerait un étron posé au sol, puis il se releva, recula d’un pas et la toisa.

– Hum… Je vous reconnais, Sighild la bien nommée.

Pas fière, la capitaine se remit sur pied et soutint tant bien que mal le regard de l’occultiste dont une flamme animait les iris. Ces lueurs malsaines qui habitaient les yeux de ceux dont l’âme se dévouait aux arts sombres, l’avaient toujours mise mal à l’aise.

– Eh bien, allez ! Parlez ! En quoi puis-je vous aider ?

La cliente avait récupéré une partie de ses moyens et put articuler une réponse en tendant le talisman.

– Je veux que vous analysiez ceci.

– Une petite analyse ? J’en veux sept mille pièces d’or. Si vous manquez de mise, j’accepterai votre corps.

Un frisson parcourut la jeune femme à l’idée d’accepter cet être malsain dans ses muqueuses.

– Non merci, j’ai tapiné toute la journée pour m’éviter ça.

Sighild jeta une grosse bourse au démoniste.

– Là-dedans vous avez vos sept mille pièces d’or, et cinq cents de plus pour m’assurer que vous n’êtes pas marqué.

– Voyons, très chère, ma parole ne vous suffit guère ?

– Non, j’ai pas tellement envie que Djöfulinn apprenne ce qu’on va trouver à travers vos sens.

L’homme acquiesça et vira sa bure bleu nuit. La femme ne savait pas ce qu’elle s’attendait à découvrir sous ces vêtements, mais elle réprima un haut-le-cœur. D’une pâleur extrême, la peau du magicien brillait d’un éclat irréel, proche de celui du verre. Cet être voué à la noirceur ne ressemblait plus à un humain, oh ça non, il tendait vers quelque chose de plus laid, de plus répugnant, de plus cauchemardesque. Ses os saillaient, ses longs membres disposaient de deux, trois, voir quatre articulations, et ces yeux flamboyants. Était-ce là le prix des arcanes maléfiques ?

Bien que dégoûtée et terrifiée, Sighild l’examina sous toutes les coutures. À la recherche d’un tatouage cramoisi, elle observa les moindres recoins, même les plus hideux : le secret de son plan en dépendait. La marque rouge, en voilà une trouvaille bien pratique pour le démon. Les personnes qui la portaient avaient échangé leur intimité contre l’assurance de la clémence. Ah c’est sûr que quand tous vos sens deviennent ceux de Djöfulinn, il peut être clément, de toute façon si vous le trahissez il l’apprendra de suite ; et cerise sur le gâteau : il sait exactement où vous êtes grâce à cette encre vermeille.

La capitaine recula de quelques mètres, visiblement le corps du sorcier n’avait subi aucune modification en dehors de ses difformités malsaines de praticien occulte.

– Alors ça vous a plus ce que vous avez vu ?

– Plutôt rassurée de ce que je n’ai pas vu. Rhabillez-vous et analysez cette connerie ?

Sans se presser, le démoniste enfila sa bure, prit le talisman et le soumit à divers tests accompagnés de charabia magique. Tantôt, trempé dans une potion, tantôt aspergé de poudres étranges, le pendentif fut même rayé sur une dent de manticore. En bonne superstitieuse, Sighild dansait d’un pied sur l’autre, mal à son aise. Enfin le rejeton du mal arrêta ses jérémiades et vint présenter son expertise.

– Cet objet, fort bien fait, comporte trois sortilèges. L’un prévient de l’arrivée du démon et son cortège.

L’homme marqua une pause laissant le temps à la pirate d’assimiler son phrasé.

– Le second vient d’ailleurs, une magie inconnue, mais il semble transporteur, des eaux vers une terre nue.

Nouvel arrêt. La femme n’avait pas besoin d’un démoniste pour connaître les effets de ces deux sorts, elle les avait expérimentés. Mais savoir que les Jerlig, les insoumis, avaient des mages autres que démoniste pouvait s’avérer très utile pour la suite. Elle fit signe à son prestataire de continuer.

– Le dernier localise, il pointe un lieu mouvant. Un point glacé géant, qui jamais ne s’enlise.

– C’est comme ça qu’ils nous échappent… leur base est mobile.

– Je peux les repérer, mais là ils vont bouger.

Avec un outil pareil, Sighild n’aurait pas de meilleure chance d’éradiquer cette dernière trace de résistance à l’ordre de Djöfulinn. Elle devait saisir cette opportunité de devenir enfin la guerrière victorieuse qu’espérait son père.

– Si je vous prends à mon bord vous serez capable d’indiquer le cap ?

– Bien évidemment, c’est un jeu d’enfant.

– Et vous en voulez combien pour vous déloger ?

– Je ferai ça gratuit, contre une explication. Se cacher du démon peut vous coûter la vie. J’aimerais qu’on éclaire votre choix suicidaire.

La Hreinsï hésita, mais se rappela le corps immonde, mais surtout immaculé, de l’abomination dissimulée sous la bure.

– Je cherche à porter mon nom fièrement. Tant que Ulfgrim Croc-Vermeil ne me léchera pas les bottes, c’est que j’ai pas gagné. Mais si j’exécute les Jerlig, alors là le cornu me passera amiral, et ce sera moi qui dirigerai les Hreinsï, je nettoierai les mers. Allez, assez parlé, on se bouge.

– C’est votre pari, mais bon, allons-y.

Le démoniste saisit un manteau de voyage brun maculé de sang qu’il revêtit avant de suivre Sighild.


Tapis dans leurs barques, les Vikings de l’équipage de l’ambitieuse capitaine attendaient les ordres. Dressés comme des chiots par leur fougueuse meneuse, ils avaient totalement accepté cet être malsain, ce démoniste qui les avait guidés et les dissimulés pour approcher de la base Jerlig. En guise de signal, cette abomination avait gribouillé quelques sornettes magiques sur leur drakkar et, soi-disant, un feu d’artifice serait déclenché sur son bon vouloir.

Sighild se tenait sur ce quartier général plutôt étrange. Tout le monde était resté sur le cul en s’apercevant que ces mollassons d’insoumis se terraient dans un iceberg enchanté qui naviguait dans tout Isbaksjöen. Cet occultiste hideux avait quelques avantages. Non seulement il avait tracé ces rebelles, mais    en plus il avait pondu un plan d’approche impeccable. À l’oreille la pirate déduisit que les insoumis avaient repéré leur vaisseau déserté.

– Allez-y.

– C’est avec grand plaisir que j’exécute vos dires.

Après sa phrase trop travaillée, le sorcier marmonna dans un quelconque jargon magique et une colonne d’étincelle s’éleva du bâtiment resté au loin. Aux premières lueurs tous se levèrent et s’engouffrèrent dans l’ouverture laissée sans défense par souci de discrétion.

Entre ces murs de glace, le froid avivait la rage des crapules de Djöfulinn. Il n’y eut pas de quartiers. L’effet de surprise fut total. Les premiers sangs furent versés sans rencontrer la moindre opposition. Une bonne dizaine de Jerlig gisaient dans les galeries de leur gangue sérac aménagé, leur fluide vital coulant en autant de rivières vermeilles.

Adepte d’un style rapide et aérien, Sighild se battait à la dague et au poignard. Véritable ballerine guerrière, elle virevoltait entre les insoumis qui ne pouvaient rien contre cette danse de mort.

Une épée frappait à main gauche ? Pas de problème. Immobilisation sonnante du poignard, directement suivie d’un estoc en pleine tempe. Une flèche pointait dans sa direction ? Amateurs. Légère sortie de la ligne de mire, juste de quoi dévier le projectile. Assez pour que le Jerlig qui voulait l’assommer résonne d’un bruit mat, planté entre les deux yeux. Un gros bourrin tente une charge frontale ? Trop facile. Courir à sa rencontre en hurlant puis glisser dans le sang pour passer entre ses jambes. Trois coups précis et la brute perd un tendon, une artère et sa paire.

Loin d’être écœurée, Sighild respirait à pleins poumons l’odeur de la bataille. Cet arôme habituellement si chaud, mais aujourd’hui si frais à cause de l’iceberg. Sa rage n’en fut que renforcée. Tuer. Toujours tuer. Elle se jeta au centre d’un groupe de merdeux d’insoumis, en abattant deux de ses lames, en poussant trois à s’exécuter entre eux ; une vieille passe, legs de son père. Se relevant en plein vacarme, gorgée d’adrénaline, la pirate n’entendit pas les cris venant de la surface.


Le chaos du combat la menait vers les cavités les plus profondes de ce monument de glace. À ses côtés, quelques-uns de ses hommes, maintenant la pression sur les Jerlig, et le démoniste qui murmurait en continu une macabre litanie, déclenchant la mort instantanée sur des dizaines d’adversaires à la fois. Enfin, elle arrivait devant Harf Ornsson : celui qui avait organisé les insoumis. Recrutant chez les indépendants qui en avaient marre de payer la taxe aux deux grands amiraux, il avait pu constituer une force assez dérangeante pour que le seigneur démon veuille qu’elle disparaisse.

– Alors, pris au piège Harf ? J’imagine que tu connais mon nom.

– Ça oui… La Succube sanglante : Sighild Bjorndöttir. Comment nous as-tu trouvés ?

– Le pif merdeux ! Quand t’es un vrai pirate tu…

La femme s’arrêta, interrompue par une grosse goutte d’eau qui lui tomba sur le visage. Sortant de sa transe guerrière, elle remarqua les signes évidents. La glace avait pris une teinte rouge, mais pas celle du sang, plutôt celle d’un brasier intense. Maintenant qu’elle y prêtait attention, l’écrin gelé qui les entourait fondait à une vitesse folle ; l’air n’avait plus rien de frais. L’enivrante odeur des corps mutilés avait viré à celle répugnante de la chair calcinée.

Les yeux écarquillés, elle contempla les visages terrorisés de tous, amis ou ennemis. Tous ? Non. Le démoniste souriait de ses dents pointues et acérées.

– Hé ! Je suis désolé, mais j’étais bien marqué.

Il rit franchement de ses cordes vocales horrifiques.

– En grand sur le palais, invisible même de près.

Sighild s’élança contre lui, mais la morsure de l’air s’aviva d’un coup. En l’espace d’une seconde, d’immenses cloques grossirent et éclatèrent sur tout son corps. Le frottement de ses vêtements lui arrachait des hurlements de douleurs incontrôlés. Autour d’elle les effets s’avéraient pires encore : les Jerlig et ses hommes gisaient, inconscients. La logique lui disait que la véritable souffrance se trouvait dehors, mais la raison n’avait plus de prises sur elle. Comme un animal en cage, elle devait s’échapper. Elle se tourna vers la sortie pour ramper, mais elle se retrouva enfermée.

Dans l’encadrement se tenait une silhouette bien trop grande et massive pour être celle d’un homme, trop cornue aussi. Le démon bouchait le passage de son corps fait de rocs, de flammes et de foudre. Sa tête semblable au crâne des anciens dragons légendaires, concentrait toute l’intensité des cauchemars infernaux. De cet être supérieur émanait une odeur de soufre qui brûlait les narines, à moins que ce ne soit la température de l’air se troublant autour de lui qui incendiait nasaux. Quelque chose céda en Sighild : il était facile de parler de lui quand il n’était pas là, mais maintenant elle n’osait même plus penser son nom.

Alors que la capitaine tremblait comme une feuille à deux doigts de l’inconscience, le démoniste s’enflamma sans que ça ne l’inquiète puis se mit à parler d’une voix d’outre-monde.

– Sighild ! Tu as ourdi contre les ennemis de Djöfulinn, seule. Tu les as traqués, seule. Tu les as combattus, seule.

Recroquevillée au sol, elle se prit à espérer un quelconque pardon.

– Hreinsï ! Tu t’es cachée à ton amiral, honte. Tu t’es cachée à Djöfulinn, honte. Tout ça par ambition, honte.

Tant bien que mal la jeune femme se courba prostrée aux pieds de son maître.

– Capitaine ! Tu serais devenu amiral, sûr. Mais tu as échoué dans ta mission, sûr.

Telle une enfant terrorisée questionnant son père, elle releva les yeux. Tout ce qu’elle put voir fut le visage des enfers se ruer sur elle tonnant son reproche sans remuer les lèvres.

– Tu en as laissé un vivant ! Je sens encore les miasmes de la rébellion !

Alors que Djöfulinn martelait de sa voix, le corps de Sighild ne put supporter cette proximité. Dans un râle agonisant de souffrance, son visage et une partie de son torse furent réduits en cendre.

Toujours possédé, le démoniste s’adressa à lui-même.

– Démoniste ! Tu as bien servi, zélé. Tu as été intelligent, zélé. Tu dirigeras les marqués, zélé.

Reprenant ses esprits, l’abomination se prosterna, protégé des flammes par sa marque rouge tatouée sur le palais.


Au même moment, à trois jours de voile, un homme solide aux cheveux bruns traçait plein sud à bords d’un esquif. Démuni par la perte de tous ses camarades Jerlig, il avait pleuré jusqu’à ce que les larmes tarissent et maintenant il voguait animé par la vengeance.

Soudain, au milieu des brumes, son embarcation s’éleva hors de l’eau et fila vers une forme immense. Il crut d’abord qu’il s’agissait d’une montagne, mais au bout du compte il reconnut un navire. Un navire d’un genre inconnu des eaux d’Isbaksjöen, bien plus gros qu’un drakkar. Comme dans des mains invisibles, il fut jeté sur le pont, et sa coque éclata.

– Alors mon brave, tu allais quelque part ?

Les matelots se tenaient loin du Jerlig, mais pas le capitaine qui s’adressait à lui. Il portait une grande cape noire à capuche qui le recouvrait totalement. Cependant, ses mouvements étranges ne pouvaient être masqués.

– Qui êtes-vous ?

Un rire dément s’éleva du fond du couvre-chef et deux prunelles s’illuminèrent d’une flamme violette. Il écarta la cape, révélant sept bras longs et désarticulés d’une couleur blanc brillant.

– Je me présente : Ragnar Yeux-Flammes. Démoniste, explorateur, amiral des Skodün et capitaine de ce galion.

Tout espoir quitta le fuyard. Le troisième amiral de Djöfulinn, le plus terrifiant de tous, l’avait entre ses mains. Il ne quitterait pas ce navire vivant.

Aussi rapide qu’une étincelle, le bras de l’amiral vint perforer la cage thoracique de l’insoumis. Sa main agrippa le cœur, puis serra jusqu’à réduire en charpie. Ceci fait, les autres membres ramenèrent le corps sans vie, et l’horrible créature se nourrit à même les organes jusqu’à satiété.

– Et voilà, mission accomplie. Rébellion éradiquée.