- 4409 mots
- 23 min
- 2017
- Fantasy
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J’ai écrit cette histoire dans ma période appel à textes, période durant laquelle j’ai beaucoup appris sur l’acte d’écriture en lui-même. Le thème pour ce texte était « Musique d’outre-monde » et avait été refusé sans réel retour à part que l’histoire « n’était pas assez originale ». Ce mythe de l’originalité utilisé comme argument pseudo-technique s’est avéré d’expérience toujours bancale, et je pense que derrière cette remarque sensée appuyer le refus, la raison était simplement que le texte n’avait pas plu au jury (ce qui est une bonne raison).
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Instruments du vent et du feu
L’heure approchait. Malgré son état méditatif, Seika avait suivi la progression du soleil dans le ciel. Les rayons d’Amateratsu se faisaient plus chauds sur sa peau, le sol s’activait sous les mouvements plus intenses des insectes et les oiseaux dans les arbres chantaient de plus belle. Ces éléments suffisaient à déduire que la mi-journée arrivait, mais la civilisation tint à apporter sa contribution. La rumeur de la rue grandissait, les odeurs de nourriture s’élevaient des échoppes de trottoir et le martèlement de la garde royale annonçait la relève de midi. Seika ne doutait pas que le festival allait commencer sous peu, et les seigneurs d’occident s’attachaient particulièrement à la ponctualité.
La femme ouvrit les yeux et se leva avec grâce, ramassant au passage son baluchon. Elle apposa sa main sur le tronc qui avait accueilli sa méditation, remercia sans un mot l’arbre pour son soutien spirituel et se dirigea d’un pas léger vers les portes du petit parc. Ce dernier vestige de nature avait été pour elle un havre de paix, une façon de se projeter dans son Japon natal.
En arrivant dans la rue elle s’étonna à nouveau : la culture de ce pays différait tellement de la sienne. Déambulant parmi les badauds en direction du château, elle tendait l’oreille à tout-va en dépit de la fatigue : elle maîtrisait bien le français, mais essayer de le comprendre en permanence l’épuisait profondément. Les odeurs excessivement fortes lui donnaient mal à la tête, qu’il s’agisse de nourritures, de parfums corporels ou de la puanteur urbaine. Les vociférations des Occidentaux, leur manque de respect les uns envers les autres et leur goût prononcé du contact physique la mettaient mal à l’aise. En ses terres, Seika n’aurait pas hésité à ôter la vie de ceux qui la touchaient sciemment, mais ici, elle mettait ces comportements sur le compte de la norme sociale et se contenta de repousser ces gens trop familiers.
Quand enfin elle arriva à la porte de l’édifice royal, la jeune femme vint se camper devant le garde. Le grand gaillard qui lui faisait face la toisa de bas en haut, semblant à la fois surpris et émerveillé. Il observa les motifs verts et bleus de la robe de soie que portait la femme, détailla le teint blanc immaculé de sa peau, s’attarda sur sa chevelure raide et noire et se perdit dans ses yeux en amandes. Qu’il soit attiré ou simplement curieux, Seika se rappela à lui par une légère quinte de toux.
– Euh… pardon madame… euh, mademoiselle… enfin…
Il secoua la tête pour se donner une contenance et reprit d’une voix plus assurée.
– Votre nom et profession ?
– Seika Sugino. Musicienne.
Le soldat sortit un carnet relié de bois d’une petite besace qu’il portait au côté, et chercha des yeux le nom de son interlocutrice. Cette dernière, sans même regarder, posa son doigt en face d’une ligne, en face de son nom. Encore une fois pris au dépourvu, l’homme balbutia.
– C’est bon… euh… vous pouvez passer… l’entrée est au fond de la cour.
– Merci.
Seika s’inclina juste ce qu’il fallait, traversa la cour et pénétra la bâtisse, laissant le garde se questionner quant à l’intuition étrangement précise de la musicienne.
Assis devant un verre de vin rouge, le grand barde royal Valaris se concentrait. Les tanins et l’alcool l’aidaient à garder la tête froide, ainsi il pourrait exprimer pleinement son art. Être le favori du roi ne l’avait jamais intéressé, mais il n’avait rien trouvé de mieux pour rester aux côtés de la princesse Célia. À chaque représentation, il faisait appel à toutes ses ressources, redoublant de créativité et de dextérité pour présenter une pièce à chaque fois meilleure. À chaque fois plus belle pour celle qui occupait son cœur. Aujourd’hui, jour du septième grand concours annuel de musique, il se surpasserait. Encore. Il serait à nouveau éblouissant pour son aimée.
– Vas-y bougre d’imbécile de barde enivré ! Tu peux le faire. Tu peux la ravir encore une fois, pensa-t-il à voix haute.
Cette fois cependant, il y avait quelque chose de différent ; un sentiment lointain et pourtant si familier s’imposait à lui, comme un fourmillement dans son esprit. Comme une présence dans un coin de son ébriété. Le barde haussa les épaules et réajusta son pourpoint rouge et or. Tant que ça ne le déconcentrait pas, il n’avait rien à craindre. Il termina d’un trait son verre, se plaça dans l’encadrement de la porte, inspira un grand coup et sortit le pas déterminé, sans voir la petite flamme qui venait de naître dans l’âtre.
Il s’immobilisa en périphérie de la scène et attendit d’être annoncé.
– Damoiselles, damoiseaux ! Dames et seigneurs ! Pour votre plus grand plaisir, l’ouverture de ce septième concours de musique ! Veuillez applaudir le grand barde royal : Valaris !
Prenant un air triomphant, il entra en trottinant au centre de l’amphithéâtre. Le public, qui le connaissait, l’acclama tel un héros. Il avait appris à connaître les Français et Françaises, il salua de toutes parts, envoyant quelques baisers de la main et jouant avec les spectateurs quelques minutes durant. Puis il convergea vers son luth, un luth particulier, que personne n’arrivait à charmer comme lui. Ses mains saisirent l’instrument et ses pieds le portèrent jusqu’au centre de la scène. Attendant que le calme se fasse parmi ses auditeurs, il jeta un coup d’œil vers la loge d’honneur, où la princesse le regardait à la dérobée, un sourire de bonheur figé sur les lèvres. La flamme de sa volonté attisée à son maximum, Valaris libéra ses premières notes.
La force des sentiments du barde jaillit de ses mains pour venir toucher son auditoire en plein cœur. Ses doigts dansants sur le manche de son instrument firent s’envoler l’émotion du public. Tantôt caressé, tantôt bousculé, l’amphithéâtre résonnait au rythme des cordes. Chaque son, chaque vibration se destinaient intimement aux spectateurs. La mélopée jouée par cet homme en pourpoint rouge et or semblait les enlacer. Tous frissonnaient, sentant la force de cette pièce exceptionnelle.
Bientôt, des larmes furent versées et des sanglots se firent entendre. Mû par la force qui l’habitait, le barde s’appuya sur cet écho qui émanait de son public afin composer le second mouvement de sa performance. Il s’abandonna à son public. Ces émotions, qu’il avait éveillées en eux, dessinèrent le plan musical d’après lequel il érigea son édifice de notes, laissant ses doigts filer le long des cordes. Un pleur sur la droite et le luth se perdait dans une fenêtre mineure, un bébé riait aux éclats et l’instrument fleurissait de joyeux balcons majeurs. Le barde captait un reproche énervé et voilà que ses ongles grattaient avec une cadence plus soutenue, un escalier.
Cet échange garda l’amphithéâtre dans une bulle hors du temps. La symbiose entre le musicien et les spectateurs était telle, qu’à la fin de la prestation pas un son ne se fit entendre avant plusieurs minutes.
Quand enfin les auditeurs se réveillèrent de la torpeur dans laquelle ils avaient plongés, un tonnerre d’applaudissements accueillit la performance du barde. Valaris s’inclina à plusieurs reprises dans toutes les directions, pour finir par la loge d’honneur. La princesse Célia, les yeux encore humides, lui adressa un sourire qui réchauffa son cœur déjà ardent de joie. À sa droite, son père, le roi, leva la main pour réclamer le silence.
– Les prouesses de l’estimé Valaris nous émerveilleront toujours autant. Aujourd’hui encore, il a su conquérir mes oreilles et mon âme.
L’assemblée rit de bon cœur à ce trait d’humour, puis se tut afin de laisser son souverain terminer son discours.
– Je me félicite de l’avoir à mes côtés, ses talents égayent nos soirées et celles de nos invités plus qu’il n’est raisonnable de l’imaginer. Ses services sont un tel ravissement que j’ai décidé de lui offrir une faveur royale, celle qu’il désire.
À ces mots, le regard du musicien s’emplit d’étoiles et de larmes sous le coup du bonheur. Il s’inclina profondément devant son seigneur qui repris d’une voix plus forte.
– Et je l’ai fait. Je lui ai accordé de récupérer sa liberté. Et bien que son départ m’attriste, son successeur sera très bien accueilli à ma cour. Aussi, celui qui remportera ce festival deviendra le nouveau grand barde royal.
Quand il eut fini et que les applaudissements fusèrent, le roi posa sur le barde un regard lourd de sous-entendus. Bien que bouillonnant de colère face à ce revirement de situation inattendu, Valaris ne cilla pas et se retira, enragé par la détresse et l’incompréhension qu’il lut dans le regard de la princesse.
Subitement, la cape du souverain prit feu alors que le musicien disparaissait en coulisse. À l’aide de la garde rapprochée, le vêtement fut éteint et le calme revint dans la loge. Le bruit courut dans l’assistance que la chaleur particulière du mois d’avril avait causé ce départ d’incendie, mais l’intuition du barde lui soufflait une autre hypothèse. Comme une réminiscence du passé.
Allongée dans sa loge, les yeux fermés, Seika se plongeait dans ses hautes perceptions en attendant de représenter son pays. Son esprit vagabondait de pensées en pensées, ne s’attardant que lorsque ces dernières l’intriguaient. Au fil de ce voyage psychique, elle se heurta à la perception d’un vide ; la marque de son semblable : le grand barde Valaris.
La performance du barde avait été remarquable, et remarquée, mais sa musique avait sonné incomplète. Il lui manquait quelque chose, un rien, et il atteindrait son plein potentiel et celui de son instrument. D’après ce qu’elle avait entendu, l’homme paraissait perdu, comme s’il avait oublié. Néanmoins, il faisait honneur aux siens : ses talents rayonnaient loin devant tous les autres participants.
La conscience accrue de Seika lui révéla que son congénère se trouvait dans la loge d’honneur, aux côtés du roi et de la princesse. Entendait lui rafraîchir la mémoire, elle s’en réjouit : il ne pouvait être mieux placé. Délaissant Valaris, la musicienne libéra à nouveau son esprit aux pensées. Sautant de l’une à l’autre sans s’attarder, sa psyché errait dans le vase château quand son attention fut captée par une parole concernant le barde.
_Elle n’avait d’yeux que pour lui ! _ Pensait rageusement un homme quelques étages plus haut. En même temps, ce Valaris est sacrément doué, je n’en reviens pas d’avoir versé une larme.
Intriguée, Seika étendit ses perceptions afin d’entendre la discussion dans laquelle le jaloux était impliqué.
– Qu’en est-il de cette alliance ? Pourra-t-elle être conclue selon mes termes ?
– Bien sûr, jeune prince, vous pourrez épouser la princesse comme convenu, rassura un autre, plus vieux. Le frein que représente son béguin pour le barde Valaris ne sera bientôt qu’un lointain souvenir.
_Mince, il n’a pas l’air convaincu… Il faut qu’il soit dans de bonnes dispositions pour signer… Ah ! Je sais ! _
– Le jury du concours a été sélectionné avec soin : aucun rival ne remplacera Valaris. De plus, son excellence interdira à sa fille toute fantaisie qui pourrait nuire à votre union.
Si même le roi est de mon côté, tout se passera à merveille… Je signe cette alliance et j’obtiens la princesse : je suis gagnant sur tous les tableaux.
– Je m’en réjouis d’avance, conseiller. Nous devrions retourner à nos places, le dernier concurrent ne devrait pas tarder. Il s’agit d’une Japonaise, il me semble. Je ne savais pas qu’ils savaient faire de la musique là-bas !
Seika entendit les deux hommes éclater de rire et les abandonna à leurs intrigues politiques. Loin d’être offusquée, elle plaignit ces deux personnes qui n’appréciaient probablement pas l’art à sa juste valeur et essayait d’en faire une science. Elle ouvrit les yeux, s’attendant à réintégrer la pièce où elle attendait que son tour vienne, mais une présence qu’elle n’avait pas sentie s’imposa face à elle. Assis sur une chaise, un homme guindé dans un long manteau noir la regardait se relever d’un œil tendre.
– Vous êtes toujours aussi belle, dame Seika.
– Toujours aussi discret. Que faites-vous ici ?
L’homme se leva et fit quelques pas.
– Je ne pouvais pas manquer votre première représentation en Europe. Vous m’êtes chère, c’est un devoir de vous supporter.
Seika ne dit rien. Elle connaissait ce ton mielleux, cette malice dans le regard. Elle s’approcha de lui, posa la main sur sa joue et approcha son visage. Leurs lèvres s’effleurèrent et s’éloignèrent vivement. À chacune de leurs rencontres, elle lui volait un baiser, mais avait le sentiment de ne pas l’avoir décidé. Cet être restait un mystère, même pour elle. Alors qu’il s’était levé et se dirigeait vers la porte, elle l’interpella.
– Vous savez pour Valaris, n’est-ce pas Melnar ?
L’homme s’arrêta dans l’encadrement de la porte.
– Valaris ? Un barde presque aussi exceptionnel que vous. Dommage qu’il soit tombé dans les remous de la politique.
– L’aiderez-vous ?
La question resta en suspens un moment, puis le manteau sembla disparaître par la porte ; son propriétaire n’avait rien ajouté. Seika n’insista pas, se leva, et remarqua une pierre gravée d’une rune posée sur l’assise de la chaise qu’avait quitté le mage. Elle saisit l’objet et sortit de la pièce par la porte de la scène. Elle avait un frère à libérer.
Installé à la droite du roi, Valaris observait les différents artistes qui se donnaient en spectacle. Il ne savait pas ce qu’avait prévu le souverain, mais il doutait qu’il soit possible de le remplacer sur la base de ce concours. Le public ne comprendrait pas étant donné sa performance. Non, ce devait être une simple farce, pour distraire le public sans doute. Il assistait donc à cette mascarade, un peu honteux d’avoir douté et s’être emballé lors de l’annonce du roi.
Avec la princesse, ils s’échangèrent des regards en coin tout au long du spectacle sous l’œil contrarié du roi et du prince d’Allemagne. Alors qu’il amusait son aimée en faisant disparaître son verre de vin à chaque fois qu’il le vidait, Valaris sentit son cœur raisonner plus fort. Il se tourna vers la scène, oubliant Célia. Quelqu’un allait entrer sur la piste ; quelqu’un de spécial et familier.
– Nous arrivant tout droit du pays du soleil levant, veuillez accueillir la musicienne japonaise dame Seika.
L’entrée de la femme orientale sur scène fut accueillie par quelques applaudissements polis. Elle se mit à genoux à même le sol et déposa devant elle un petit paquet de soie, elle s’inclina deux fois jusqu’à toucher le sol de son front devant l’objet, puis réitéra l’opération dans chaque direction où se trouvait son public. Enfin, ses mains sortirent du tissu précieux son instrument : une flûte traversière en bambou.
Le fourmillement dans la tête de Valaris s’accentua, quelque chose se passait devant lui. Il connaissait cet instinct, mais il n’arrivait pas à en comprendre le sens. Aussi se contenta-t-il de mettre de côté cette émotion et d’assister à la performance.
Au moment où l’air quitta la bouche de la musicienne pour parcourir le cylindre de bambou, le barde prit une flèche en plein cœur. Le son que produisait l’objet transcendait de loin tout ce qu’il avait entendu. Il pouvait ressentir chaque tumulte du souffle au sein de cette pièce de bois, tel le vent au travers des pics escarpés d’orient. Chaque note perçait ses émotions tel une scorie acérée. Chaque silence raisonnait dans son cœur, semblable à une caverne, l’entraînant au bord des larmes, avivant sa volonté, apaisant sa colère. Les reprises se répandaient dans ses veines comme un torrent puissant et brillant de pureté dévalerait la montagne. Même son luth ne parviendrait jamais à un tel résultat.
Même son luth.
Il eut un déclic, quelque chose se débloqua en lui. Sa flûte et cette femme. Lui et son luth. Ils étaient pareils. Enfin il se rappelait. Il s’ouvrit aux fourmillements, cette conscience accrue propre à ses semblables, et plongea dans ce que dans un lointain passé il appelait le monde par-dessus le monde : il investit le plan astral. Depuis le temps qu’il n’y avait pas mis l’esprit, il redécouvrit cet endroit avec émotion.
Depuis ce plan, Valaris prit conscience que la musique de la flûte éveillait la nature elle-même. Des courants d’air dansaient entre les spectateurs, les nuages s’égaillaient au-dessus de la scène, la terre semblait vouloir s’élever pour rejoindre son frère le ciel. La vision du barde se nimba de couleurs bleutées tournoyant au gré des notes de la flûtiste. Il avait envie de l’accompagner, de lui montrer qu’il l’avait comprise. Il projeta son énergie spirituelle au travers du plan astral ce qui ajouta une teinte orangée aux nappes colorées que produisait la flûte. Devant ce spectacle magique, Valaris versa plusieurs larmes, et sur un signe de sa sœur, il réintégra la réalité primaire pour assister à la fin de la prestation qui le laissa sans voix, ému par la pureté simple de cette musique épurée.
Le barde attendit le tonnerre d’applaudissement que la musicienne méritait, mais elle ne reçut rien de plus que quelques claps discrets. Il n’en revenait pas. Ce spectacle était de loin le meilleur de tout le concours et personne ne semblait le remarquer. Il regarda la Japonaise s’incliner devant le public et emballer son instrument religieusement avant de partir en toute discrétion. Stupéfait, il se tourna vers le roi.
– Il me semble que vous avez trouvé ma remplaçante. Vous seriez mal avisé d’en choisir un autre.
– Mon cher Valaris, ce n’est pas moi qui décide. Laissons le jury trancher, nous verrons bien. Après tout, je suis un roi juste.
Après une tirade de l’annonceur vantant les mérites de chaque participant, il laissa la parole au jury qui venait de délibérer à huis clos.
– Ainsi le grand gagnant du septième concours de musique et successeur du grand barde royal Valaris est…
Des tambours furent roulés pour accentuer l’effet dramatique, mais Valaris n’avait aucun doute sur l’identité du gagnant, ce serait la Japonaise, et si le jury n’avait pas perçu son talent alors le barde royal ne changerait pas.
– … le barde Eloric du Danemark.
Abasourdi, il regarda l’heureux vainqueur et n’en revint pas.
– Je crois que vous avez laissé le jugement à des estropiés sans oreilles, Sire. Vous voulez vraiment prendre ce vieux sénile tremblant pour animer vos réceptions officielles ? C’est peut-être un bon joueur de piccolo, mais il n’a aucune émotion dans son interprétation ! Ou alors il l’a perdu ! C’est un choix absurde !
– Valaris, s’il a gagné et pas vous c’est qu’il a quelque chose que vous n’avez pas !
Le roi leva la main pour couper toute réplique au musicien.
– N’ajoutez rien. Vous risquez de vous retrouver inutilement jeté aux oubliettes. Je vous suggère de partir immédiatement et définitivement.
Avant de pouvoir répliquer quoi que ce soit, un feu ardent s’éveilla dans les tripes du barde. Il se leva brusquement et tituba jusqu’à la rambarde de la loge. Cette agitation soudaine éveilla les gardes qui dégainèrent leurs épées.
– Veuillez quitter la loge s’il vous plaît.
L’intéressé n’entendit pas les sommations des gardes : il brûlait. Son corps se gorgeait de braises, et d’étincelles s’emplissait son âme. Ses sens soumis à un sifflement strident, Valaris comprenait. Il se dressa sur la balustrade et sauta dans le vide, ignorant la supplique de Célia.
– Non ! Valaris !
Alors que le corps amorçait sa chute, une déflagration sourde raisonna dans tout l’amphithéâtre, accompagnée d’une éblouissante lumière orangée. Alors que le brouhaha et l’éclat s’effaçaient, la température monta en flèche et peu à peu les contours d’une silhouette se dessinèrent. Au-dessus de l’arène, le joueur de luth avait laissé place à un immense reptile à l’allure féline, irradiant de flammes, dont les battements d’ailes soulevait de gros nuages de poussières.
La créature se maintint face à la loge d’honneur. Un nombre incalculable de flèches vint se briser sur ses écailles vermeilles, mais la bête n’arrivait pas à détacher son regard mordoré de la princesse. Il savourait une dernière fois la vue de son aimée, même si celle-ci avait perdu son air enamouré en faveur d’une tétanie d’effrayer.
– Armez les catapultes ! Abattez ce dragon !
Alors que les engins de guerres se mettaient en place, Valaris s’éleva dans les cieux en trois poussées et s’éloigna bien vite de la ville, laissant derrière lui son ancienne vie.
Seika marchait le long du chemin quittant la ville. Elle en avait vu assez de l’occident et s’en retournait dans ses terres natales. Elle huma l’air et déjà l’influence néfaste de la ville sur la nature s’effaçait. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres alors que les odeurs de champignons et de bois humide lui parvenaient aux narines. Le bruit d’une renarde chassant un lièvre attira son regard, cette proie serait probablement le repas d’une portée de renardeaux. Sa route la mena au bord d’un sous-bois où elle s’arrêta et lança d’une voix calme.
– Frère, tu peux sortir.
À quelques mètres, le barde sortit de derrière un arbre, une bouteille à la main. Il paraissait bien moins grandiloquent que sur scène : de grandes taches de vins maculaient son beau pourpoint rouge et or et sa démarche manquait d’assurance.
– Vous auriez dû rafler la victoire à ce concours, ma sœur.
– J’ai représenté mon pays. La victoire importe peu, tant que j’ai été honnête.
Valaris tomba à genoux et s’inclina deux fois jusqu’au sol, dans une imitation sincère mais peu reluisante de la flûtiste. Après avoir lampé une gorgée, il garda son regard fixé sur la terre.
– Vous m’avez montré ce que c’était la musique, la vraie. Celle que nous seuls peuvent comprendre, que nous seuls peuvent ressentir. C’était brutal, très brutal, et je vous en suis complètement reconnaissant ! Mais à cause de ça je n’ai pu maintenir cette fichue forme humaine. À cause de ça, ma vie vient de tomber au plus bas, et comme je peux pas mourir, je vais devoir attendre que ça passe. Merci.
Il porta le goulot aux lèvres et, constatant qu’il n’y avait plus rien à boire, il jeta le récipient au loin. Concernée par l’état de son congénère, elle s’agenouilla devant lui et pris ses mains.
– Nous pouvons mourir. Mais tu voudras peut-être savoir que tes maîtres t’ont écarté. Ils voulaient un barde qui ne séduise pas la princesse. Ils vont la marier. Et comme tu n’es plus là, elle acceptera.
– Je l’ai terrorisée. Vous pensez sérieusement que ma présence pourrait changer quelque chose ? Après mon coup d’éclat, elle préférera toujours ce prince à la noix.
Seika tira de sa manche une petite pierre gravée de symboles qu’elle tendit à Valaris.
– Une de mes connaissances m’a donné cet objet pour toi. Selon lui tu en as besoin.
Méfiant, le barde ne prit pas le galet.
– Un autre dragon ?
– Non. Un mage. Véritablement immortel, lui. Je ne sais pas si tu peux lui faire confiance, il est particulier, mais tu as attiré son attention.
Hésitant encore un peu, les mains du musicien se saisirent du présent, et instantanément Seika se trouva seule au milieu d’une volute de fumée. Toussotant un peu, elle se releva puis entendit l’herbe craquer derrière elle. Bien vite son odorat reconnu le parfum de son homme au manteau qui approchait d’elle jusqu’à se placer à ses côtés.
– Ça ne vous ressemble pas d’aider les gens, Melnar. D’habitude, vous les mettez en danger.
– Je ne sais pas… Peut-être suis-je nostalgique de mes jeunes années.
– Je suis un dragon, ne me parlez pas comme si vous étiez vieux.
– J’arrive bientôt à mon premier millénaire tout de même !
– Vous êtes un enfant encore.
Ils se regardèrent longuement puis l’homme se tourna vers l’horizon, un sourire aux lèvres.
– Si ça peut vous rassurer, je n’ai pas pu résister.
Melnar claqua des doigts et peu après un puissant et mélodieux rugissement raisonna dans toute la vallée ; en provenance de la ville.
Valaris arriva dans la chambre de Célia, à côté de son lit. Ivre, il se prit les pieds dans un tabouret et s’étala de tout son long sur la princesse qui dormait entre ses draps. Ainsi réveillée, elle poussa un cri strident, mais le barde plaqua ses mains sur sa bouche.
– Célia, ne vous en faites pas ! C’est que moi !
– Vmfmfmf, lmfmf mf !
– Oh oui… Pardon.
Penaud, le musicien libéra sa dulcinée.
– Que faites vous là Valaris ?
Visiblement partagée entre effroi et nostalgie amoureuse, la dame avait décidé de se tenir loin du barde, mais lui parlait tout de même calmement.
– Je suis venu pour vous ma dame. Je sais bien que je dois vous faire sacrément peur, mais je dois essayer de vous convaincre ! Mes sentiments pour vous ont toujours été vrai ! J’avais même oublié que j’étais un dragon ! J’aimerais qu’on parte tous les deux, qu’on voyage et se balade dans le monde entier !
– Valaris, je suis princesse, je ne peux pas quitter le château comme ça. Et quand bien même, je ne suis plus sûre de vouloir…
Soudain, la pierre gravée lança un éclair qui frapper le joueur de luth en plein front. Il n’y eut d’abords aucun effet, puis la chaleur intense vint parcourir à nouveau son corps. Ivre, l’homme ne put pas résister autant que lors du concours, et sa transformation survint si brusquement qu’elle balaya une bonne partie de la tour. Reprenant ses esprits, le dragon aux écailles rouges et aux griffes d’or aperçut les gardes entrer dans la pièce, arbalète au poing. De l’autre côté, Célia se tenait prostrée, inconsciente des pierres qui chutaient vers elle.
Subitement dégrisé, le barde recouvra ses esprits et ses capacités. Il inspira profondément et fit raisonner sa mélodie propre, le son de vitesse : le chant du dragon des flammes, Valaris. Le temps parut se figer, les carreaux flottèrent dans l’air à mi-course, les gardes se pétrifièrent, et les moellons stoppèrent leur chute. Le reptile fit un bon en avant pour saisir la princesse et un autre pour quitter la tour et prendre son envol.
Après le rugissement, deux détonations emplirent le spectre sonore, poussant Seika et Melnar à se boucher les oreilles. Une fois le tonnerre passé, un dragon rouge les survola, s’éloignant vers l’horizon, et, la flûtiste en aurait mis sa main à couper, une femme pendant de l’une de ses pattes avant. Ces deux-là allaient désormais vivre pourchassés : Valaris pour enlèvement, et Célia pour être sauvée. Et tout ça sur une lubie de ce mage lunatique.
En se redressant, la musicienne frappa l’immortel derrière la tête, une moue mi-contrariée, mi-amusée sur le visage. Puis, alors que l’homme se frottait les cheveux, elle le prit au bras et repris sa route en sa compagnie.