- 3808 mots
- 20 min
- 2017
- Fantasy
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Le thème de l’appel à textes pour lequel j’ai écrit cette histoire était « Paradoxe temporel ». J’avais trouvé intéressant et original d’avoir abordé ce thème, plus souvent associé à la science-fiction, par le genre de la fantasy. Je n’ai reçu aucune réponse pour ma soumission, mais en relisant mieux la ligne éditoriale des organisateurs de l’appel, sortir de la SF était une manœuvre un poil trop originale.
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L'ordre d'Aransharn
Le cœur battant à tout rompre, je progressai parmi des ombres de la nuit, prenant garde à ce que le contact entre mes semelles et le pavé de la ruelle soit aussi léger que possible. Chaque pas risquait d’alerter l’Archonte, et alors les oblitérés ne tarderaient pas à me tomber dessus. L’air chaud rendait ma respiration difficile, mais n’empêchait pas mes membres de trembler. Mes oreilles traquaient le moindre bruit, mes yeux scrutaient chaque détail, et le cuir ornant la poignée de ma rapière s’incrustait dans mes doigts serrés. Entre ces façades de pierres grises, je me sentais comme la proie d’une immense partie de chasse.
Je tournai après une taverne désertée, à l’instar de cette ville récemment devenue fantôme, et aperçu enfin l’entrepôt. À la vue du bâtiment, je redoublai de prudence, avançant pas à pas, n’osant respirer de peur que l’on m’entende. Soudain, je me plaquai contre le mur et me recroquevillai derrière un tonneau. J’avais perçu une odeur d’huile enflammée juste avant que des ombres viennent danser sur les parois. Sept oblitérés arrivaient depuis une rue transversale, torches à la main.
Ils étaient près, trop près. Regardant dans l’interstice entre la barrique et le bâtiment, je pouvais les voir. De loin, ils ressemblaient en tout points aux humains libres qu’ils avaient été par le passé, mais de près on ne pouvait s’y méprendre : les brûlures autour de leurs yeux formaient un entrelacs de lignes rouge sombre au motif reconnaissable, confirmant qu’ils avaient perdu tout libre arbitre et volonté propre. Ils étaient désormais réduits au rang d’extension corporelle et spirituelle de l’Archonte ; et celui-ci ne tolérait pas ce qu’il ne pouvait contrôler.
Les sept pantins me passèrent à côté, et un filet de sueur froide suinta dans mon dos alors qu’un liquide chaud s’écoula le long de ma jambe. Je restai là, figée, attendant qu’ils s’éloignent pour enfin respirer à nouveau. Ils ne m’avaient pas repéré. Toujours hésitante, je me relevai et avançai d’un pas rapide vers la porte de l’entrepôt. Plus qu’une dizaine de mètres me séparaient du local quand je me retrouvai face à un chat blanc. Un chat dont les iris ambrés s’auréolaient de sombres lignes vermeilles.
– Je te vois, Maylïs !
Je plaquai mes mains sur mes oreilles. Quand l’Archonte parlait, tous les oblitérés l’imitaient, de sorte que toute la ville venait de me hurler dessus. Mon instinct de survie repris vite ses droits, et je sautais par-dessus le chat, me ruant vers la porte. À en croire l’odeur et la chaleur, la petite patrouille avait rebroussé chemin pour me poursuivre et me talonnait de quelques mètres seulement. Je sortis mon talisman d’ouverture, y concentrai ma magie et la porte s’ouvrit. N’ayant pas le temps de refermer mon verrou d’arcanes, je déplaçai une caisse en travers de l’ouverture. Cela ne les retint pas longtemps : à peine m’étais-je faufilé dans les rayonnages que les battants cédèrent, laissant entrer mes poursuivants.
Aussi discrète qu’une ombre, je me glissai entre les étagères où s’amassait une foule d’objets rapportés de mes expéditions. Il y en avait de toutes sortes : sculptures anciennes, manuscrits précieux, animaux étranges empaillés et autres pièces archéologiques ou anthropologiques. Ce hangar, véritable cabinet de curiosité, renfermait les trésors acquis au cours de ma carrière d’exploratrice. Parmi eux, un artefact pouvait contrer la catastrophe survenue quelques mois plus tôt ; et me rendre mon neveu.
Je me dissimulai derrière un gros vase afin de laisser passer un oblitéré, puis m’approchai de la section qui m’intéressait. Sans faire attention aux statuettes, livres et autres babioles, je fis glisser mon doigt sur les étiquettes nominatives et chercha l’instrument de tous mes espoirs.
– Ma… Mad… Mag… Mah… Ah, voilà ! « Mahol Gebed », le cube du temps.
Je sortis un petit coffre de pierre noire, l’ouvrit et en retira un petit cube transparent à la teinte violette et aux arêtes faites d’argent. Je le fis rouler entre mes doigts et regarda au travers.
– J’espère que les légendes à ton propos sont vraies…
– Ici ! Attrapez-la !
Au bout de l’allée, un homme massif pointait son doigt boudiné sur moi et se rua dans ma direction. Bien que lents, ses mouvements dégageaient une énergie phénoménale qui éveilla en moi une vive panique. Je mis précipitamment le cube dans ma bouche et concentra mon flux magique.
– Mahol, Mahol, Gebed… Mahol, Mahol, Gebed…
L’oblitéré se rapprochait à toute vitesse, je répétais l’incantation de plus en plus vite, avec de plus en plus de conviction. Mes tremblements reprirent, je suais à grosses gouttes, j’en avalai presque l’artefact. Lorsque le petit objet perdit son goût neutre au profit d’une note de plus en plus salée, je sentis ma langue me brûler. Conformément aux instructions que j’avais lues, je crachai le cube dans ma main et serrai le poing contre mon cœur. Il y eut un flash de lumière et je me sentis quitter les trames de la réalité.
L’effet de l’artefact annihila toutes mes pensées. Les cellules de mon corps brûlaient tel d’innombrables perles de laves, mon sang s’apparentait à des torrents de glace et mes os me paraissaient faits de gaz acides. À mes yeux s’offrit l’horreur. Monstres difformes et inquiétants, ou créatures terrifiantes et retorses. Tout défilait à une vitesse vertigineuse. Chaque inspiration semblait déchirer mes narines, un goût âpre et amer envahissait ma gorge, et mes oreilles peinaient à supporter la violence de mon propre cri. J’espérais mourir, qu’enfin mes tourments s’éteignent. Le cauchemar grandit, s’intensifia. Ma volonté se brisa, et quand je crus enfin ma mort arrivée, tout s’arrêta.
J’avais voyagé.
Haletante, je repris peu à peu conscience de ce qui m’entourait. Le cube m’avait amené au milieu d’une clairière, dans une forêt d’arbres décharnés et gris : partout où se posait mon regard, je ne voyais que désolation. Dans ce paysage décoloré, je rayonnais d’une aura de teintes éclatantes. Cet endroit avait quelque chose d’inquiétant et d’étrange. Aucun son, aucune odeur ne me parvenait.
– Comment t’appelles-tu, jeune femme ?
Je fis un bond en avant tout en me retournant, perdant l’équilibre et m’étalant au sol. Malgré ma chute, je faisais face à la curieuse femme qui m’avait interpellée. Elle était différente, presque irréelle. Malgré toutes mes expéditions, je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme elle. Petite et élancée, sa peau au teint pâle semblait aussi douce que le velours. Son maintien strict la rendait impressionnante, de même que sa robe taillée dans de riches étoffes de violet et d’argent. Le vêtement n’avait rien de commun : il ressemblait à une veste descendant jusqu’aux chevilles, dont les côtés, maintenus par une ceinture nouée, se croisaient en bas du cou. D’où venait-elle pour porter des atours si singuliers ?
– Suis-je étrange au point que tu ne veuilles me répondre ?
Étrange elle l’était. En plus de son apparition surnaturelle, sa tenue et sa morphologie ne s’apparentaient à celles d’aucun peuple connu. Cette femme m’intriguait. Son visage fin, sa petite bouche aux lèvres rouges, et ses yeux allongés aussi noirs que ses longs cheveux ; plus je la détaillais, plus je lui trouvais quelque chose d’esthétiquement beau. Prenant soudainement conscience de mon impolitesse, je m’empressai de bafouiller une réponse.
– Non ! Euh… je suis désolée. Je m’appelle Maylïs.
– Maylïs… dit-elle l’air pensive. Je me prénomme Ombe.
– Où sommes-nous ?
– Dans le cube. J’en suis en quelque sorte l’esprit.
La femme m’aida à me relever, passa avec nostalgie ses doigts dans mes cheveux orangés, et me regarda dans les yeux.
– Es-tu consciente de ce que tu vas faire, jeune Maylïs ?
– Oui ! Et je ne rebrousserai pas chemin ! répondis-je sans l’ombre d’une hésitation.
– Très bien… En ce cas, où et quand veux-tu aller ?
– Il y a quatre mois, dans la chambre de Virginie d’Istar à l’auberge « la bûche fendue ». Pendant la nuit avant que l’on se rencontre la première fois.
Ombe agita la main et une explosion de lumière m’aveugla. J’entendis un bref « à bientôt », avant de quitter le cube, retombant dans le monde des souffrances.
Même si je supportais bien mieux ce second passage, je ne pus retenir un cri de douleur quand j’apparus au milieu de la chambre. Dans le lit, un petit homme s’éveilla en sursaut et alluma fébrilement la lampe d’arcane sur sa table de chevet, se dévoilant sous un aspect peu flatteur. Ses cheveux bruns se dressaient sur sa tête désordonnée, alors que sa chemise de nuit, trop étroite, exposait à ma vue quelques bourrelets disgracieux. Ses yeux bleus globuleux me fixèrent et je pus y trouver autant de fatigue que de surprise.
– Mademoiselle Aransharn ? s’étonna-t-il.
– Bonsoir Virginie, tu voulais me parler ?
Au son de son prénom et à mon tutoiement, son visage vira au pourpre. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix avait retrouvé le ton outré et colérique que je lui connaissais.
– Pour vous je suis le comte d’Istar ! Veillez à me témoigner le respect qui m’est dû !
– Si vous voulez… Vous ne me proposez pas quelque chose à boire ?
Toujours écarlate, il tenta de remettre de l’ordre dans ses cheveux, puis me tourna le dos en se dirigeant vers la commode. Alors qu’il cherchait parmi ses flacons un quelconque rafraîchissement, le comte s’enhardit.
– Nous ne devions nous voir que demain midi. Auriez-vous quelques séduisants projets pour cette nu…
La lame de ma rapière transperça sa gorge, mettant fin à sa phrase dans un gargouillis écœurant. Je m’étais douté que les choses se dérouleraient de cette manière. Lors de l’expédition qu’il m’avait demandé de diriger, j’avais eu le temps de découvrir les vices et faiblesses du comte Virginie d’Istar ; l’homme qui serait devenu l’Archonte quelques mois plus tard. Ç’aurait été cette même expédition qui lui aurait permis d’asservir toutes les grandes villes du pays. Cependant, cette réalité avait cessé d’exister en même temps que l’homme : effacés par ma lame.
N’ayant plus rien à faire en ce temps et ce lieu, je remis le cube dans ma bouche.
Repassant par la clairière grise, je demandai à Ombe de me renvoyer dans le présent, chez moi. Elle s’exécuta sans autre forme de discussion et je me retrouvai debout dans ma cuisine. Mon corps et mon esprit commençaient à s’habituer à l’utilisation du cube : les sensations s’atténuaient de voyages en voyages ; si bien que j’arrivai chez moi légèrement engourdie, la tête me tournant un peu. Après quelques minutes, je sortis dans la rue, impatiente de constater le retour à la normale de mon monde.
Dehors, des dizaines de personnes arpentaient le pavé de la ville d’un pas lent. Tout d’abord allègre devant ce résultat, mon sourire disparut lorsque tous les passants se tournèrent vers moi, les yeux cerclés de lignes rouge sang. Ni une ni deux, je mis en bouche l’artefact du Temps et me barricadai dans ma demeure le temps d’effectuer le rituel.
De retour dans le cube, la jeune femme aux traits exotiques me porta un regard ironique. Elle devait savoir quelque chose que j’ignorais.
– Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Elle parut se concentrer, comme si elle cherchait dans sa mémoire une explication qui pourrait me satisfaire ; ou une façon de me faire comprendre son fonctionnement.
– Quel était ton but en retournant dans le passé ?
– Tuer l’Archonte ; pour éviter qu’il n’asservisse le pays.
– Et pourquoi as-tu voulu remonter avant votre rencontre ?
– Parce que j’étais certaine qu’il était inoffensif à ce moment-là. Il était venu incognito, donc sans garde, et, puisque nous n’étions pas encore partis en expédition, il ne possédait pas encore l’artefact de domination.
– Tu essayais donc de protéger ton monde de l’effet de Neyshi, le bracelet de Domination ?
– C’est ça…
– Tu seras triste d’apprendre que quelqu’un d’autre est entré en sa possession ; et par hasard en plus.
J’étais consternée. Comment n’avais-je pas pensé à ça : évidemment que d’autres avaient pu s’en servir.
– Que comptes-tu faire maintenant, jeune Maylïs ?
– Détruire l’artefact de domination !
– Tu n’y parviendras pas. Neyshi, tout comme moi et les trois autres artefacts éternels, est indestructible. Seul notre créateur peut nous supprimer ; et cela fait bien longtemps qu’il ne s’intéresse plus à nous.
Ainsi il y avait d’autres artefacts aussi puissants que le cube du Temps et le bracelet de la Domination. Je brûlais d’envie de lui en demander plus, mais fut rappelée par ma perte récente. Si je voulais que mon neveu retrouve ses esprits, je devais résoudre le problème du pouvoir de Neyshi.
– Je pourrais mieux le cacher.
– C’est en effet une possibilité, mais les chances qu’il soit retrouvé et utilisé sont grandes. Tu es bien placée pour savoir que tout peut être retrouvé.
Ombe marquait un point, j’étais experte pour dénicher les objets et les ruines, et ce même sans informations historiques. D’autres pourraient retrouver l’artefact, si je ne le faisais pas moi-même dans mon ignorance. Je ne voyais plus qu’une solution.
– Envoie-moi dans la salle où j’ai trouvé le bracelet. Quelques minutes avant que Virginie et moi arrivions sur place.
– Très bien.
Dans un geste nonchalant de la main, Ombe disparut, laissant place à la lumière et au fourmillement désormais familier du voyage entre les réalités.
À peine arrivée, une violente odeur de moisissure et de renfermé agressa mes narines. L’air avait un goût légèrement iodé, le ressac de la mer résonnait dans tout le temple et une substance visqueuse coulait le long des murs, poissant mes doigts qui parcourraient à tâtons les parois à la recherche de repères. Depuis que je ne subissais plus le calvaire du changement de dimensions, je percevais avec une grande acuité le changement abrupt d’environnement sensoriel.
En exploratrice aguerrie, je disposais toujours d’une rune d’éclat sur moi ; au cas où je trouverais une ruine ancienne par hasard. J’activai le sort afin de créer une sphère lumineuse flottant au-dessus de mon épaule. En étudiant l’aspect de la pierre, l’orientation des courants d’air et l’amplitude du ronronnement des vagues, je déduisis qu’Ombe m’avait envoyé à une cinquantaine de mètres de la salle de l’artefact. En mon for intérieur je pestai contre elle et entrepris de me rendre au plus vite auprès du bracelet afin de le mettre à l’abri. Tout en progressant dans les corridors, je me pris à me demander ce que pouvait faire l’esprit du cube quand personne ne se trouvait à l’intérieur. Pouvait-elle percevoir la dimension extérieure ? S’ennuyait-elle ?
Perdue dans mes pensées, je ratai un embranchement et arrivai à destination par un accès dérobé que je n’avais pas vu lors de ma première visite. Comme dans mon souvenir, l’artefact trônait religieusement sur un autel gravé d’arabesques complexes et d’écritures inconnues. Malgré toutes mes analyses, je n’avais pas réussi en découvrir la signification, mais après mes discussions avec Ombe, je supposai qu’elles devaient parler des mystérieux artefacts éternels. Encore une fois, je me perdis dans la contemplation de la salle. D’immenses colonnes carrées s’alignaient le long des murs, soutenant un plafond en arcs brisés orné de mosaïques anciennes, représentant diverses scènes du quotidien d’une civilisation aujourd’hui éteinte. La conception du sol avait dû être une œuvre majeure de son époque, tant pour son aspect artistique que par l’ingéniosité mise en place.
Tout à coup j’entendis ma voix résonner, probablement en train de rabrouer le comte Virginie une énième fois. Je repris conscience de ma situation, attrapai le bracelet de Domination et me ruai dans le couloir dérobé. Je pris garde à ce qu’on ne puisse pas me voir, et m’attardai quelques instants. Le comte et ma version passée entrèrent dans la pièce ; je pus assister à mon émerveillement sous un nouvel angle. Je m’ébahissais devant tout ce que je voyais, j’énonçais à voix haute toutes les questions qui me traversaient l’esprit, je courrais d’un bout à l’autre de la salle, mue par l’excitation de la découverte. Je me voyais sortir mes instruments archéologiques de diverses poches de mes tuniques écrues en toile épaisses, observer des bas reliefs, renifler l’air et même lécher quelques pierres. Depuis ma cachette, je comprenais enfin pourquoi tous le monde me trouvait étrange.
De son côté, le comte d’Istar ne s’était intéressé qu’à l’autel, en avait fait le tour, et quand il admit que le bracelet ne s’y trouvait pas, son teint s’empourpra et il y eut un déchaînement d’invectives criardes.
– Quoi ? Mais comment ? Où ? Qui ?
– Qu’y a-t-il monsieur le comte ?
– L’artefact n’est pas là ! Quelqu’un a dû nous devancer ! Vous êtes une incapable ! Je vous avais promis une petite fortune pour cet objet rarissime, et il n’est pas là ! Vous pouvez vous asseoir sur le reste du montant ma petite ! Rentrons !
À ces mots, je mis le cube en bouche et marmonna le rituel, alors que la Maylïs du passé cherchait à convaincre le comte de rester dans les ruines pour qu’elle puisse satisfaire sa curiosité d’exploratrice.
Encore une fois, je demandai à Ombe de me renvoyer dans ma maison, et à nouveau elle s’exécuta. Un peu refroidie par mon essai précédent, je ne sortis pas immédiatement et scrutai les fenêtres, inquiète. D’ici tout avait l’air normal, mais j’avais aussi eu cette impression la dernière fois. Je voyais des passants déambuler dans les ruelles nocturnes, des couples se tenir la main, des chiens aboyer ; tout était en ordre.
– Tatie ? Mais tu n’es pas partie hier finalement ?
Mon cœur s’arrêta. Je n’osai pas me retourner, de peur de rompre un quelconque charme qui m’avait atteinte. Je sentis une petite main tirer sur ma tunique.
– Tatie ! Pourquoi tu es là ?
Je baissai les yeux sur le petit garçon qui me regardait de ses grands yeux bleus. Il était de retour. J’avais réussi à éviter le pire en déplaçant le bracelet dans mon présent. Des larmes roulèrent sur mes joues, ma lèvre inférieure trembla et je tombai à genoux, enlaçant mon neveu de tout l’amour que je lui portais.
– Pourquoi tu pleures Tatie ? Tu sais c’est pas grave, le professeur à l’école il nous a dit que…
Soudain je ne compris plus ce qu’il me disait. Ma tête commença à bourdonner, je sentais mon cœur battre de plus en plus fort, mon souffle s’emballer ; même la lumière semblait vaciller. Je me relevai, m’appuyant au mur tant mes membres comme sens ne me soutenaient plus. Je ressentis comme un décompte : quelque chose allait se produire, et j’avais un mauvais pressentiment. L’enfant me regardait sans comprendre, s’éloignant peu à peu de moi. Ma tête bourdonnait, mes tempes pulsaient, ma vision se troublait ; plus que quelques secondes. Alors que j’inspirai profondément, le monde sembla s’écrouler.
Je ne savais plus, ne pensais plus, ne sentais plus. Mes yeux goûtaient d’étranges mélopées, mon nez touchait d’angoissantes images, mes mains semblaient digérer les odeurs du passé. Mon cerveau pulsait dans mes pieds, mon cœur pensait comme jamais, mon estomac me servait à marcher. Mes perceptions, mes sensations, mon organisme criait au chaos. Je n’existais plus, je m’effaçais ; jusqu’à ce que l’ordre revienne.
Je perçus un peu mieux ce qu’il se passait, mais je ne compris pas plus. Tout se dédoublait. Les lumières changeaient, les sons différaient, les odeurs, le goût, les sentiments. Mon neveu était mort et vivant, oblitéré et libre. J’avais quatre visions, puis trois, deux. Et enfin tout redevint normal. Calme et arrêté. Simplement ordonné.
Mais quelque chose clochait.
Mon neveu ne bougeait plus, il me dévisageait de ses yeux ornés de lignes rouge sang. Je sentis mon monde s’écrouler à nouveau. Je ne pouvais pas le perdre, pas à ce moment, pas après tout ce que j’avais dû faire. Mon cœur se souleva et mes larmes se libérèrent.
– Tristan… Non… Souviens-toi !
Le garçon me regarda un moment puis se rua sur moi, les mains en avant prêtes à me saisir et m’oblitérer à mon tour. Pendant un instant je fus séduite à l’idée de le laisser faire, mais je tenais trop à la vie, à mon indépendance ; aussi je reculai pour m’enfermer dans un placard et mis le cube à la bouche, récitant le mantra du temps les larmes aux yeux.
En arrivant dans la dimension grise, j’étais secouée de larmes, terrassée par le désespoir. Ombe me regarda, l’air concernée. Entre deux sanglots, je réussis à lui adresser quelques mots.
– Qu’est-ce que c’était cette fois ? J’aurais dû le tuer ?
Me portant un regard compatissant Ombe me prit dans ses bras élancés.
– Si tout allait bien, c’est grâce à ton retour dans le passé. Tu n’y es pas retournée alors le temps à repris ses droits et ton monde est revenu à son état avant que tu ne partes la première fois.
Je n’en croyais pas mes oreilles. Tout ça pour rien. J’avais remonté deux fois le temps en vain.
– Tu as un choix désormais : repousser l’effet de Neyshi, ou pas.
J’avais compris. Je savais ce qu’il me restait à faire.
Cent-quinze millionième recommencement
Jour de l’ascension :
Théodore s’avança. En tant que premier disciple du grand prêtre de l’ordre d’Aransharn, il allait recevoir l’insigne honneur de succéder au grand guide. Dans ce temple sacré, il se sentait regardé par tous les saints de ses croyances. Les colonnes carrées représentaient la force de leur union et les arcs brisés le sacrifice qu’elle représentait. Fier mais humble, le jeune garçon s’agenouilla devant son mentor spirituel.
– Chers confrères, chers consœurs ! Accueillons ici Théodore Eryn. Ce garçon a fait don de son âme au culte, et sa ferveur fait force de respect. Sa dévotion est pour nous tous un exemple et c’est un honneur pour moi de lui léguer le lourd fardeau de nous guider sur la voie de la paix et de l’absolution ! Qu’il renaisse comme Théodore Aransharn !
L’assemblée se prosterna, le vieux prêtre posa la main sur le front du garçon et lui souffla dans un murmure :
– Pardonne-moi.
Au contact des mains du vieil homme le garçon vit le passé. Il vit comment la fondatrice de l’ordre, Maylïs Aransharn, avait vécue un présent et un avenir sombres, contrôlés par l’Archonte. Il vit comment elle essaya de changer les choses grâce au cube du Temps, comment elle avait échoué aussi. Puis elle vit comment elle passa sa vie à revivre les quatre mêmes mois afin d’offrir a son neveu, et au reste du monde un réel avenir en protégeant le bracelet de Domination. À l’approche de sa mort, elle usa de ce dernier pour transmettre sa volonté à un successeur, le second prêtre de l’ordre. Ce dernier, dominé par le bracelet, voua sa vie à la même cause que Maylïs et vécu lui aussi ces quatre mois fatidiques. Et à sa mort écrasa la volonté du troisième prêtre, qui fit de même avec le quatrième, et ainsi de suite. Jusqu’à lui : Théodore.
Alors qu’il découvrit tout ça, il sentit ses forces mentales s’effondrer, ses désirs s’éteindre, et il n’aspira qu’à une seule chose : protéger le monde. Il reçut le bracelet et le cube, et dès lors il revivrait les quatre mois qui auraient pu détruire le monde.