Perdu dans les miasmes
« Craignez-le… Son bec et ses grands yeux. Ses ailes lugubres et sa fumée… craignez les supplices qu’il vous infligerait, craignez cette douleur qui vous brûlerait »
Sœur Héloïse.
Les dents plantées dans une lanière de cuir, Gauthier supportait la douleur à grande peine. Le métal incandescent posé sur son abdomen lui arrachait de puissants hurlements étouffés par sa volonté. Une minute ? Une heure ? L’homme ne savait pas depuis combien de temps le tisonnier brûlait sa chair, mais sa raison faiblissait. Quand la mère supérieure retira le cautère, tous ses muscles se détendirent : enfin le calvaire s’arrêtait. Retirant son bâillon, les membres tremblants, le blessé but dans le gobelet d’eau que lui tendait la moniale. Se noyant à moitié dans le liquide l’homme se redressa avec un grognement rauque. La femme l’aida à finir son geste avant de lui resservir un verre.
– Allez-y doucement ! Une cautérisation est très traumatisante, ne brusquez pas votre corps.
– Merci.
Alors que Gauthier se rhabillait, la religieuse rassemblait son matériel tout en s’adonnant à une discussion de politesse, rituelle chez les hospitaliers.
– Comment vous êtes-vous fait cette blessure ? Mauvaise rencontre en route ?
– Tout juste. À une lieue d’ici en direction de Bayonne. Heureusement que Toulouse n’était pas loin, sinon je passais l’arme à gauche.
– Vous venez de l’océan ?
– Ouais, vous avez devant vous un Basque pur souche. Je me rends à Milan pour affaire, est-ce que je peux espérer repartir bientôt ? C’est-à-dire que la route est encore longue.
– Pas avant demain, j’en ai bien peur. Une marmite de fortifiant est en cours de préparation, d’ici une dizaine de minutes revenez et je verrai si cela suffit pour vous remettre sur pied. Et si d’aventure vous tenez vraiment à partir, vous devrez faire escale régulièrement pour faire vérifier votre état.
– Très bien, très bien. Je comptais passer par Carcassonne, Montpellier et Marseille de toute façon.
Le regard de la mère supérieure se durcit.
– Évitez Marseille… Nous avons eu écho d’une une maladie inconnue qui sévirait là-bas. Sœur Héloïse en vient, elle est arrivée hier directement de l’hôtel-Dieu, elle est une peu… particulière, mais elle pourrait vous en dire plus que moi. Vous la trouverez là-bas près des chandeliers, mais ne forcez pas trop.
Sur un signe de l’ecclésiaste, l’une des nombreuses apprenties guérisseuses aida l’homme à se lever. Il remercia la fillette et balaya la salle du regard. Le prieuré hospitalier de Toulouse resplendissait du luxe de la chrétienté : depuis l’arrestation des templiers en l’an 1307, l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem ne s’était jamais aussi bien porté. Dans son immensité, la salle principale exhibait une architecture travaillée, des matériaux précieux et une finition à l’or pur, mais malgré son faste, elle accueillait ces jours-ci un grand nombre de nécessiteux. La majorité n’avait que des problèmes bénins, tout comme lui, mais quelques-uns devaient recevoir un traitement de longue durée. L’ambiance habituellement apaisante des bâtiments religieux avait laissé place à un malaise pesant entrecoupé de râles et de toussotements. Dans le fond, face à une quinzaine de chandeliers, une femme vêtue d’un habit religieux se balançait d’avant en arrière en se rongeant les ongles.
Supposant qu’il s’agissait là de sœur Héloïse, Gauthier s’approcha doucement et s’installa devant elle.
– Bonjour, je m’appelle Gauthier.
– Gauthier ? Très bien.
Pris au dépourvu, le voyageur marqua un temps d’arrêt. La femme avait les yeux qui roulaient de gauche à droite, de haut en bas, sans paraître voir quoi que ce soit, elle paraissait ailleurs.
– Euh… La mère supérieure m’a dit que vous pourriez me donner quelques informations sur ce qu’il se passe Marseille.
Les pupilles de la religieuse s’étrécirent, des tremblements discrets l’assaillirent et elle serra ses jambes encore plus fort.
– Marseille ? J’ai vu. Je ne veux pas y retourner, laissez-moi rester ici, s’il vous plaît !
– Mais bien sûr que vous pouvez rester ! la rassura Gauthier en la saisissant par les épaules. J’ai simplement envie de savoir ce qui se passe là-bas. J’ai un peu de temps à tuer, et on m’a dit d’éviter la ville, j’aimerais savoir pourquoi.
Heureuse que l’homme ne soit pas venu la chasser du prieuré, elle se fendit d’un franc sourire qu’elle perdit aussitôt, prenant une mine apeurée, mais déterminée.
– Très bien… Très bien, je… Je vais vous raconter… Tout commença avec ces deux Maures qui arrivèrent à l’Hôtel-Dieu…
Tout commença avec ces deux Maures qui arrivèrent à l’Hôtel-Dieu. Nous avions l’habitude d’accueillir aussi les hérétiques, le plus souvent des marchands ou des mercenaires étrangers de passage en ville. Nous appliquâmes la procédure usuelle : nous les isolâmes des chrétiens et le père Philippe en personne s’occupa du diagnostic. Je le secondais lors de ses examens, et quand il retira les vêtements du premier malade, j’eus un mouvement de recul. D’énormes pustules recouvraient les cuisses et le bas du tronc du pauvre homme, des pustules noires. Je n’avais jamais rien vu de tel, et pourtant je ne suis plus une aspirante depuis longtemps.
Vous ne me croyez pas ? Vous me prenez pour une débutante, je peux le voir dans votre regard. Vous… Ah, oui… Marseille.
Eh bien cet homme, ces hommes, avaient été touchés par un mal inconnu et mystérieux qui enflait leurs chairs, les rendant sensibles au moindre contact. Chaque palpation qu’exécutait père Philippe suffisait à leur tirer des hurlements à vous glacer le sang. Les deux malades n’arrivaient pas à supporter l’examen, alors nous les attachâmes, pour éviter qu’ils ne bougent, et les bâillonnâmes, pour éviter d’être dérangés. Je ne savais plus où me mettre : la simple vue de leurs corps difformes portait mon estomac dans ma gorge, mais la souffrance que mon supérieur leur infligeait – volontairement, je le savais – teintait l’atmosphère d’une ombre malsaine. Quoi qu’il en soit, après une bonne heure d’examens – de torture à leurs yeux, je pense – le père rendit son verdict.
– Ces chairs font souffrir ces hommes, il faut les leur retirer.
Je me tournai vers les Maures, et croisai leurs yeux écarquillés. Ils se débattaient et essayaient de hurler pour leur délivrance, mais le traitement ne changerait pas. Par bonté d’âme, j’avais imbibé leurs bâillons d’un alcool de prune particulièrement fort dans l’espoir qu’ils fussent assommés, mais je crois bien que cela n’a eu aucun effet.
Le premier bulbe est le pire. Quand la lame du père Philippe perça le bubon et qu’un liquide noirâtre s’écoula, je vomis, simplement. Pour la suite, je fronçai le nez et fermai les yeux alors que j’entendais le couteau émoussé racler la chair. La tête commençait à me tourner sous le coup de l’écœurement, des effluves méphitiques et des gémissements du malade, mais je ne bronchai pas en sentant l’amas de chair putréfiée tomber dans le seau que je portais à bout de bras.
Je ne sais plus combien de temps l’opération dura. Une heure ? Deux ? Je ne sais plus… Peut-être trois ? Non, quand même pas… Quoique… Pardon ? La suite ? Ah, oui !
Une fois les deux Maures traités, l’esprit éteint par les souffrances, nous les laissâmes attachés sur ordre du père, sans cela ils se seraient blessés eux-mêmes. Mon supérieur se retira dans sa chambre, me laissant seule avec une grosse bassine pleine de cette matière noire et organique retirée de leur corps. Je n’allais pas laisser une telle pestilence accessible et si proche des autres malades, aussi je pris mon courage à deux mains et descendis dans les cellules de confinement.
Déambuler parmi les aliénés, a toujours eu quelque chose d’angoissant pour moi. Ces gens qui s’égosillent à pleins poumons, qui n’ont pas conscience de leurs tares et frappent de toutes leurs forces sur les portes de métal, ils me hantent chaque nuit. Protéger le monde de ces démons incarnés n’a jamais été chose aisée, mais à cet instant j’avais de la pitié pour eux : quel que soit l’esprit qui les habitait, ils ne méritaient pas que je déverse cette pourriture à côté d’eux. Et pourtant. Je vidai la bassine dans une cellule libre avant de remonter m’occuper de malades que mes compétences pouvaient soigner.
Mais, c’est là que… c’est là… c’est…
Sœur Héloïse se ratatina, elle se saisit d’une chandelle et entreprit de la rayer de l’ongle sur toute sa surface visible. Gauthier crut qu’elle allait illustrer un de ses propos, mais au bout d’une minute d’attente, il se rendit à l’évidence : elle avait perdu sa lucidité. Aussi délicatement que possible, il plaça son visage dans le champ de vision de la religieuse.
– Ma sœur, que s’est-il passé à ce moment-là ?
Délaissant sa bougie, elle tapota du pouce le bout de ses autres doigts. Des larmes roulaient sur son visage, elle tremblait comme une feuille, son regard courrait de droite à gauche, inquiet. Elle agrippa le voyageur au col et planta ses yeux verts déments dans les siens… puis elle le lâcha et retourna au comptage de ses doigts.
– Héloïse ?
La femme leva les yeux et détailla l’homme comme si c’était la première fois.
– Oui ?
– Que s’est-il passé ensuite ?
– Comment ça ensuite ?
– Après que vous ayez, descendu les chairs ?
À nouveau cette expression vacillant entre détermination et effondrement, elle allait continuer, mais Gauthier commençait à se demander s’il avait vraiment envie de savoir. Poussé par une curiosité morbide, il n’arrêta toutefois pas la religieuse quand celle-ci reprit.
– J’ai commencé à les entendre… Les voix…
J’ai commencé à les entendre… Les voix… Les voix des limbes. Le restant de la journée j’ai subi les murmures dans les pierres, ces lamentations stridentes m’angoissaient, je les sentais partout. Ces voix inhumaines, diffuses et pourtant tellement présentes, me suivaient dans tout l’hôtel-Dieu. Les autres frères et sœurs me regardaient d’un drôle d’œil, je suis certaine qu’ils voulaient m’enfermer avec les aliénés, mais ce sont eux les fous de ne pas écouter les rejetons du malin.
Oh, je sais de quoi j’ai l’air… Vous aussi, vous m’enfermeriez, vous… Oui, oui… La suite.
Je n’ai pas dormi de la nuit, les ombres m’oppressaient. Le père vint me chercher très tôt : les Maures avaient de nouvelles pustules, et il fallait à nouveau les leur retirer. Étrangement, le spectacle me paraissait moins répugnant. Je n’étais toujours pas à mon aise et je ne regardais sous aucun prétexte, mais je n’eus aucun réflexe physique face à cette mutilation. Finalement cette opération ressemblait à une amputation : la première vous rend malade puis au final vous vous endurcissez. De plus, mes angoisses trouvaient leur origine ailleurs, les susurrements obscurcissaient tant mon esprit que les plaintes des étrangers ne me touchaient plus. En descendant la pourriture noire, le bourdon des voix s’amplifiait, contrairement aux forcenés qui se contentaient de geindre à voix basse ; eux au moins me laissaient tranquille.
En ouvrant la porte, je me sentis mal : quelque chose n’allait pas. Alors que j’allais vider la bassine sur le tas d’hier, je ne parvins pas à le retrouver. Un sentiment de malaise grandissait, de même que les murmures qui m’oppressaient, quand je sentis quelque chose toucher ma cheville. Je me retournai et perçus un mouvement dans les ombres, un mouvement presque animal. Je poussai un cri, sortis de la cellule, et courus à toutes jambes dans la salle principale. Le tonnerre des clameurs lugubres me poursuivit jusqu’à la surface, jusqu’à ce que…
éloïse avait fixé son regard au sol et se rongeait à nouveau les ongles alors que la porte s’ouvrait, laissant entrer quelques personnes. D’un bref regard, Gauthier les classa comme souffrant de maladie. Des étrangers probablement à en croire leurs vêtements surprenants, il y en avait même un qui dissimulait son visage derrière un masque affublé d’une longue chaussette tombante en guise de nez. Leur entrée bruyante avait coupé la moniale et il allait à nouveau devoir quémander la suite.
– Ma sœur, fit-il en lui saisissant les mains. Qu’est-il arrivé quand vous avez atteint la surface ?
La femme se recroquevilla encore plus qu’il ne l’aurait cru possible.
– Le courroux des cieux… murmura-t-elle.
– Pardon ?
Elle agrippa le voyageur et le secoua avec force.
– Le courroux des cieux ! J’ai vu la mort et la colère du seigneur…
J’ai vu la mort et la colère du seigneur, le tableau apocalyptique que le jugement dernier réservait aux pêcheurs. Tout le monde dans la pièce gisait au sol. Ils glapissaient et rampaient alors que leurs corps se couvraient de bulbes noirs qui grossissaient à vue d’œil. Les excroissances malsaines paraissaient douées d’une vie propre, une vie avide de souffrance et de désespoir. J’étais tétanisée, l’horreur de tant de souffrance, de ce châtiment impitoyable saisissait mes membres pour me forcer à contempler. L’air se gorgeait de miasmes odieux, terrifiants. Je pleurais je crois, l’air me brûlait les poumons et mon corps gelé chancela.
Je croyais avoir assisté au pire, mais le malin me réservait encore une épreuve. Sans comprendre comment, les bubons s’arrachèrent de leurs hôtes, comme arrachés par une main invisible. Les hurlements de douleurs qui emplirent la salle me mirent à genoux, et quand la chair pourrie s’anima pour s’assembler, ma respiration s’interrompit. La substance nauséabonde se glissait au sol comme une ombre suit la lumière, le tas informe ainsi né palpitait de toute la vile conscience des enfers. Cette entité se précipitait de corps en corps et broyait les malheureux qu’elle attrapait, semant craquements secs et cris terrifiés dans tout l’hôtel-Dieu. Au fur et à mesure sa forme se fit plus distincte, des bras lui poussaient, elle ne glissait plus, elle claudiquait d’une démarche désarticulée, claquant horriblement sur les dalles de marbres. Je ne sais comment, mais je réussis me traîner jusqu’à la sortie pour fuir ce lieu maudit. La dernière chose dont je me souvienne avant Toulouse sont les bruits de succions et d’os brisés, l’odeur morbide, et le grand corbeau de fumée.
Sentant qu’elle avait fini, l’homme se dégagea de la poigne de sœur Héloïse. Il avait voulu la remercier de son récit, mais elle s’était déjà retournée pour enfouir sa tête sous sa couverture. Se retirant en douceur, Gauthier retourna vers la mère supérieure qui distribuait le fortifiant. Cette histoire l’avait troublé : elle était manifestement l’œuvre d’un esprit malade, mais la terreur de la moniale l’avait bouleversé. Récupérant son gobelet, il prit la dirigeante à part.
– Vous êtes sûre que Marseille est dangereuse ? Cette histoire me parait pour le moins… fantasque.
– Je comprends ce que vous voulez dire, mais nous avons reçu des missives qui confirment que personne ne revient de l’hôtel-Dieu et que des morts sont retrouvés régulièrement. La ville est à éviter.
Convaincu, le voyageur but son breuvage, laissant son regard dériver dans la salle. Son attention s’arrêta sur l’un des étrangers à genoux au fond de la salle, allumant de l’encens qui dégageait une brume épaisse malodorante. Il se releva et se tourna face à la salle, exhibant son masque étrange au long bec. Les pans de son manteau tombant tel deux ailes au ramage noir, l’homme ressemblait à un grand oiseau, auréolé d’un nuage de fumée. Malaise.
Des cris retentirent dans la salle, tous les malades virent leurs chairs enfler et se couvrir de cloques. Gauthier ressentit la douleur lui aussi, sourde, puissante. Il voulut reculer, mais sa jambe ne suivit pas son bassin : elle s’arracha, gangrenée par les pustules. L’esprit du voyageur fit un tour, il hurla à pleins poumons, totalement inconscient de ce qui l’entourait. Il n’entendit pas sœur Héloïse se ruer hors du prieuré en sanglotant, ni l’homme corbeau marmonner d’inaudibles prières en se promenant avec nonchalance au milieu de l’hécatombe.
Perdu dans sa douleur, Gauthier fut une proie facile pour l’une des trois horreurs en gestation qui vint se nourrir de son être. Sa vie s’éteignit dans le craquement écœurant de ses os et la succion de ses fluides, sous le regard appréciateur du corbeau porteur de pestilence.